Vous avez dit culture ?
Édito
Et si les spécialistes de la maladie d’Alzheimer découvraient peu à peu la complexité du monde ?… Par exemple qu’il ne suffit pas d’une belle analyse du liquide céphalo-rachidien pour établir un diagnostic infaillible ? La présence de bio-marqueurs cérébraux n’est pas systématiquement probante, constate, par exemple, aujourd’hui une équipe de chercheurs après avoir examiné les données d’autopsie de mille six cents soixante-douze personnes : trois cent trente-six d’entre elles, qui n’avaient jamais souffert de troubles cognitifs problématiques (et dont on possédait le dossier pathologique complet), présentaient pourtant, sous le scalpel, des formes cliniquement silencieuses de démence. Ce qui suggère, selon eux, l’existence de facteurs non identifiés, qui contribuent à l’expression du vieillissement cognitif (Archives of Neurology, août 2011). D’autres chercheurs ont comparé l’utilité prédictive de vingt-cinq variables des différentes classes de marqueurs cognitifs, biologiques ou facteurs de risque : les biomarqueurs y apparaissent, semble-t-il, parmi les moins fiables (www.ncbl.nlm.nih.gov, septembre 2011).
Ne nous étonnons pas, dès lors, que le consortium européen dédié à la maladie d’Alzheimer (European Alzheimer’s Disease Consortium) élise la recherche en sciences humaines et sociales (éthique, prise en charge sociale…) parmi ses trois domaines prioritaires (www.neurodegenerationresearch.eu, août 2011). Et que la culture (oui, la culture !) devienne l’une des variables importantes de cette recherche.
« Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà » : il suffirait, dans la vieille formule pascalienne, de remplacer « Pyrénées » par « océan », ou « seuil de pauvreté », pour que l’on songe au regard des différentes cultures sur la maladie d’Alzheimer. Des chercheuses britanniques ont ainsi procédé à une revue critique de la littérature anglo-saxonne sur les approches ethniques dans le domaine de la démence : elles ont constaté qu’à chaque culture appartenaient des catégorisations et des présupposés spécifiques, ce qui impliquait une perception différente de la maladie et du rôle de l’aidant (Journal of Research in Nursing, septembre 2011).
En Inde, par exemple, des universitaires australiennes ont analysé le processus par lequel la catégorie clinique « démence » s’intègre progressivement dans la compréhension sociale de la maladie et du soin (Dementia, septembre 2011). Au Canada, une étude sur des immigrants d’origine chinoise montre comment la connaissance de la démence peut être influencée par la culture, l’âge, le revenu, la pratique de l’anglais, mais aussi par les normes traditionnelles concernant les responsabilités familiales et la piété filiale (Journal of Aging Studies, 16 août). En Australie, une équipe multidisciplinaire s’est intéressée aux facteurs pouvant influer sur le diagnostic précoce de la démence chez les populations « culturellement et linguistiquement diverses » : les conditions de vie, le niveau de connaissances sur la démence, la stigmatisation qui lui est associée, les conceptions morales apparaissent comme des discriminants majeurs (Asia-Pacific Psychiatry, septembre 2011). Face à cette problématique, désormais clairement balisée, le groupe de recherche épidémiologique d’Alzheimer’s Disease International a développé un instrument de détection rapide de la démence à domicile, destiné à être utilisé par des non-spécialistes dans des pays pauvres (International Journal of Geriatric Psychiatry, septembre 2011).
L’Occident, qui se considère comme riche en connaissances et en capital, découvre, lui aussi, l’importance majeure des facteurs culturels. Changer le regard des soignants sur la maladie et les personnes malades, en mettant en avant la notion d’espoir, en leur donnant la capacité de faire des choix sur la façon dont elles souhaitent vivre dans la communauté : telle pourrait être la clé d’un certain succès (Contemporary Nurse, octobre 2011). Une chercheuse néo-zélandaise analyse les valeurs et les approches du soin et de l’accompagnement véhiculées par les travailleurs sociaux et les infirmières psychiatriques. Elle s’inquiète de ce qu’elle appelle la « mort sociale », lorsque des personnes malades sont « considérées comme indignes de participation sociale et considérées comme mortes alors qu’elles sont en vie ». Elle propose une interprétation des pratiques d’inclusion ou d’exclusion qui peuvent créer une opportunité de participation ou, au contraire, renforcer la perte de citoyenneté (Nursing Ethics, septembre 2011).
L’approche de la mort met particulièrement en lumière les enjeux culturels. Au Royaume-Uni, des chercheurs de l’University College de Londres ont enquêté sur les problématiques liées à la religion de la personne en fin de vie : les rituels étaient plus ou moins connus du personnel soignant, mais la tradition religieuse fréquemment mal comprise. Les auteurs proposent une formation spécifique à ces questions, afin d’améliorer les pratiques (International Journal of Geriatric Psychiatry, 22 août). Au Canada, une équipe de l’Université du Nouveau-Brunswick, se penchant sur l’accompagnement spirituel de la démence, conclut sur l’importance des « petites choses », capables de promouvoir le sens de la personne et de la relation à soi et aux autres (Dementia, aout 2011). En France, le cas du médecin de Bayonne soupçonné d’avoir pratiqué l’euthanasie a permis à Nora Berra, secrétaire d’Etat aux Aînés, de rappeler les principes et les modalités d’application de la loi Leonetti (www.senioractu.com, 22 août 2011, www.agevillagepro.com, 12 septembre 2011).
S’il est un domaine où les tabous culturels semblent particulièrement difficiles à surmonter, c’est bien celui des technologies de la santé, du moins dans nos pays du continent européen. Chacun de nous craint la déshumanisation, la robotisation, l’avènement d’un univers orwellien. Et certes nous n’en sommes pas encore, sans doute, à accepter dans nos pratiques de soins un robot phoque japonais comme Paro, qui donne l’illusion qu’il répond aux caresses, cligne des yeux, pousse de petits cris… Et pourtant, aux Etats Unis, la Food and Drug Administration le classe dans la même catégorie que les fauteuils roulants électriques. Une chercheuse du Massachusetts Institute of Technology y voit même un « substitut pour nous relier face à face avec l’autre » ! (Papers from the 2011 AAAI Workshop, 16 juin). Et Riba II (Robot for interactive Body Assistance), robot androïde capable de porter un patient de quatre-vingts kilos, de le mettre dans son lit, de reconnaître les visages et des voix, de répondre à des instructions verbales, n’est sans doute pas près d’être installé dans les EHPAD (www.senioractu.com, 9 septembre).
Mais la pensée technologique commence à s’infiltrer dans nos pratiques. Une équipe universitaire néerlandaise propose ainsi une revue systématique de la littérature concernant les interventions par internet (notamment sur Facebook et Tweeter) destinées à modifier le style de vie des seniors pour promouvoir le bien vieillir (Ageing Research Review, septembre 2011). Une étude dirigée par un neurologue de l’Université Charles de Prague (République tchèque) auprès de personnes atteintes d’un déficit cognitif léger montre qu’un test de navigation dans l’espace sur ordinateur peut être utilisé comme test prédictif d’une évolution à trois ans vers une démence (European Journal of Neurology, septembre 2011). L’exemple canadien est sans doute instructif : un système de visioconférence a été mis en place à partir d’un centre mémoire, ce qui permet d’améliorer la prise en charge de personnes vivant dans des zones rurales où il n’existe pas de professionnels spécialisés (Journal of Applied Gerontology, juin 2011).
En France, les interrogations portent surtout sur l’acceptabilité des technologies de sécurité. On sera sans doute intéressé par une enquête de trois centres universitaires suédois qui interrogent des aidants de personnes malades sur leur vision des technologies d’assistance à domicile. Lorsque celles-ci apportent une fonctionnalité adaptée aux besoins, elles sont considérées comme utiles pour résoudre les problèmes de la vie quotidienne. Le souci de créer un environnement sûr tend à obscurcir les questions éthiques potentielles (Scandinavian Journal of Caring Sciences, 15 août).
Le Conseil général du Val-de-Marne a lancé, en mai 2011, son projet Solidarité et génération, qui consiste notamment, avec l’aide de jeunes internautes, dans la mise en place d’un service d’accompagnement à distance pour guider les aidants dans l’apprentissage d’internet et de logiciels spécifiques (www.senioractu.com, 29 juin).
La meilleure nouvelle de cet été, c’est peut-être la présence de Blandine Prévost, jeune femme atteinte de la maladie, à l’Université d’été organisée à Aix-en-Provence par l’Espace national de réflexion éthique sur la maladie d’Alzheimer (EREMA). Présidente de l’association Ama Diem (Aime le jour, avec et malgré la maladie), Blandine Prévost, qui défend sa liberté, a redit avec force à quel point elle refusait que l’on décide pour elle.
Voilà bien le signe de l’émergence, encore timide, en France d’une nouvelle culture, jusqu’ici plutôt développée dans le monde anglo-saxon : celle de la prise de parole par les personnes malades elles-mêmes.
Jacques Frémontier
Journaliste bénévole