Une si longue attente
Édito
Pas de médicament efficace avant 2020 : alors que peut-on faire pendant ces longues années d’attente ? C’est la question majeure que pose aujourd’hui un groupe international de prospective bio-médicale, réuni à l’initiative de la Fondation Médéric Alzheimer (Journal of the American Geriatrics Society, Brodaty H et al, 13 avril 2011).
Même si les molécules actuellement en essai clinique de phase III (à grande échelle chez l’homme) réussissaient à apporter la preuve de leur efficacité, ces médicaments n’éradiqueraient pas la maladie d’Alzheimer. Sans apporter de véritable effet curatif, paradoxalement, ils pourraient augmenter la durée de vie avec la maladie et donc le nombre de personnes malades. En attendant, retarder même de deux ans la survenue de la démence aurait des effets économiques et sociétaux importants, notamment la réduction de 16% de la prévalence de la maladie à échéance de vingt ans.
Pour ces experts, deux conclusions pratiques s’imposent dès aujourd’hui : il faut investir dans la prévention, c’est-à-dire dans une politique qui encourage la population à modifier son style de vie en vue de retarder la survenue éventuelle de la démence ; il faut donner la priorité au développement de nouveaux modèles de prise en soins (interventions psycho-sociales) et de prise en charge (accompagnement de proximité, aide familiale, hébergement). Sans négliger, bien sûr, la recherche fondamentale et clinique sur la maladie.
Cet accent mis désormais sur la prévention traduit un changement profond de perspective. Depuis deux décennies, l’explosion des financements pour la recherche a abouti à une accumulation de connaissances sur les mécanismes déclencheurs. Mais, s’il faut en croire Daniel George, co-auteur de la thèse parfois controversée sur ce qu’il appelle le « Mythe Alzheimer », l’idée qu’il existerait une piste majeure – et notamment la piste amyloïde -, constituerait une simplification abusive : la maladie serait le résultat de processus multifactoriels déclenchés très en amont. Il faut donc aujourd’hui changer de paradigme : prendre conscience des insuffisances des traitements pharmacologiques et mieux communiquer sur la valeur des mesures de prévention (Journal of Alzheimer’s Disease, d’Alton S et George DR, 1er avril 2011).
Mais, en ce domaine, la France semble souvent à la traîne, constate la députée Valérie Rosso-Debord, rapporteur de la mission parlementaire sur la prise en charge des personnes âgées dépendantes. Et pourtant, « nous avons à notre disposition, estime le professeur Françoise Forette, directrice de la Fondation nationale de gérontologie, des outils de prévention qui ont fait la preuve scientifique de leur efficacité » : prévention des maladies liées à l’âge par le style de vie, promotion de l’information et de l’éducation tout au long de la vie, y compris dans l’entreprise, détection des risques de fragilité… Michelle Dange de la Mutualité française, qui consacrera 4.3 millions d’euros à des actions de prévention en région, souhaite développer les métiers de la prévention, comme celui d’éducateur santé. Les assureurs eux-mêmes développent des produits axés sur la prévention (Protection sociale information, 16 mars 2011 ; http://lecercle.lesechos.fr, 23 mars 2011).
La Commission nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) consacre un chapitre de son rapport annuel à ce problème. Elle estime, en particulier, que « l’évolution de l’espérance de vie sans incapacité est la variable déterminante des défis sociaux et financiers auxquels notre société devra faire face en matière de perte d’autonome, sur laquelle il est possible d’agir par une politique déterminée en matière de prévention ». La lutte contre la « mortalité évitable » devrait être complétée par la lutte contre les « incapacités évitables », ce qui suppose d’ « intégrer les dimensions sociales et environnementales » (www.cnsa.fr, 12 avril 2011).
La personne malade cesse dès lors d’être réduite à sa maladie, objet d’une thérapeutique médicamenteuse réglementée par des protocoles. Elle doit retrouver sa triple dimension psychologique (un individu sujet d’affects), sociale (un individu membre d’une collectivité, inséré dans un environnement), éthique ou juridique (un individu sujet de droits).
Le premier devoir, c’est, bien sûr, d’entendre sa parole, même et surtout si elle semble souvent inaudible. « Nous sommes entourés par des personnes bien intentionnées qui veulent se représenter les choses à notre place », écrit dans son blog le psychologue Richard Taylor, diagnostiqué depuis dix ans. « En fait, ce dont nous avons besoin, c’est d’un scribe pour écrire ce à quoi nous venons juste de penser (…) Dire aux autres ce que nous faisons et ce que nous ne voulons pas faire ». Et de refuser « le sempiternel environnement rempli de règles, de contentions, qui n’attend plus que nous soyons capables de penser par nous-mêmes » (Alzheimer’s from the inside out, mars 2011). « Rien sur nous, sans nous ! » : le réseau de soutien international DASNI (Dementia Advocacy and Support Network International) s’est constitué aux Etats Unis pour que les associations Alzheimer intègrent les personnes malades dans leurs travaux et leurs manifestations : « Nous croyons que la connaissance partagée nous rend acteurs ; nous apportons notre voix et nous sommes prêts à aider » (www.dasninternational.org, avril 2011).
Un certain nombre de chercheurs s’intéressent à une telle démarche. Debrah Hunt, professeur de science infirmière dans une université de Floride (USA), ou la Société Alzheimer de Finlande, ont tenté d’analyser ce que disent les malades jeunes et d’en comprendre les attentes (26th International Conference of Alzheimer’s Disease International, Toronto, 26-29 mars 2011). Deux équipes, l’une canadienne et l’autre britannique, ont cherché à étudier ce que pensent les personnes malades de l’entrée en établissement (ibid.). Des Néerlandais se posent la même question à propos de l’évaluation de la qualité des soins (ibid.)
Promouvoir l’autonomie des personnes malades s’impose comme un principe éthique fondamental de la prise en soins. Mais la mise en œuvre de ce « principe d’autonomie » dans la pratique quotidienne se heurte à de grandes difficultés empiriques. Fabrice Gzil, responsable du pôle Etudes et recherche de la Fondation Médéric Alzheimer, propose de définir la capacité d’autonomie, non comme la capacité effective de prendre des décisions porteuses de sens par elles-mêmes, mais comme la capacité d’avoir des « valeurs » ou des « intérêts critiques » qui devraient régir la vie du sujet ou les décisions prises par d’autres (congrès de Toronto).
Richard Taylor (toujours lui) n’a pas de mots assez durs pour fustiger ceux qui « ont un intérêt matériel à effrayer les gens » et qui promettent « un monde sans maladie d’Alzheimer », alors qu’« il n’y a pas de financement cohérent et suffisant pour la recherche psychosociale sur les problèmes de tous les jours qui empoisonnent les familles des personnes présentant les symptômes de la démence « (op.cit.).
Un nouveau paradigme s’impose un peu plus chaque jour : le couple aidant/personne malade, qui fait évoluer le concept un peu figé de besoins des aidants (communication de Ngatcha-Ribert L et Villez M, au congrès de Toronto). Les thérapies de type cognitivo-comportemental en groupe sont devenues, ces dernières années, une prise en charge de référence en termes d’efficacité, rapport coût/bénéfice et faisabilité auprès des aidants. Associées à une thérapie par stimulation cognitive pour les patients, elles enregistrent le plus d’effets positifs sur l’état psychologique tant des conjoints que des personnes malades (France Alzheimer Newsletter, avril 2011).
Selon Henry Brodaty et Caroline Arasaratnam, de l’Université de Nouvelles-Galles-du-Sud (Australie), les interventions non pharmacologiques impliquant les aidants peuvent réduire la fréquence et la sévérité des troubles du comportement, alors que les médicaments ont peu d’effets et peuvent entrainer des effets indésirables graves (congrès de Toronto).
Dans le cadre du programme d’intervention psychosociale Eval’zheimer, soutenu par la Fondation Médéric Alzheimer, différentes approches de ce type, réalisées en établissement d’hébergement, obtiennent des résultats significatifs sur la qualité de vie des personnes malades et la satisfaction de leurs soignants : manger ensemble, proposer des activités de nuit, ne pas porter de blouse… (K. Charras, Australian Ageing Agenda, mars-avril 2011). Dans le même esprit, des praticiens britanniques ont évalué les effets positifs d’une intervention non pharmacologique, utilisant des activités du type Montessori sur la réduction des difficultés pendant les repas chez des personnes atteintes de démence : décomposition des tâches, répétition guidée, progression en difficulté, refus de la notion d’échec (Nightingale DJ, Journal of Dementia Care, mars-avril 2011)
Tout au long de cette si longue attente d’une hypothétique molécule-miracle, une même question sous-tend tous les efforts : comment construire un autre regard sur la maladie d’Alzheimer ? Nos amis belges de la Fondation Roi Baudouin sont peut-être ceux qui ont poussé le plus loin cette recherche. Ils nous proposent aujourd’hui deux cadres de réflexion : « derrière chaque malade d’Alzheimer, il y a une personne en vie » ; et « aidons les personnes malades à encore trouver du plaisir dans les petites choses de la vie » (www.kbs-frb.be, mars 2011).
Jacques Frémontier
Journaliste bénévole