Une mémoire, une personne, une histoire
Édito
« Je veux être libre de me faire plaisir chaque fois que j’en ai envie », écrit Fabienne Piel, atteinte de la maladie d’Alzheimer depuis l‘âge de trente-sept ans. « Moins on fait les choses que l’on a l’habitude de faire, moins on en fera, on ne veut pas que tout soit décidé et fait avant que nous ayons la possibilité de décider ou de faire (…) Chacun de nous doit avoir des projets et avoir ce droit. Ce qui compte (…), c’est de continuer à pouvoir oser sans peur, sans honte, sans l’angoisse de rater » (Piel F. in Meyer-Heine A., Ethique, droit et maladie d’Alzheimer, www.editions-harmattan.fr, avril 2014).
« Levez-vous, parlez haut et fort. Vous vous le devez à vous-même et aux autres. Si nous ne disons pas aux autres à quoi ressemble réellement la vie avec une démence, comment le sauront-ils jamais ? » Voilà l’adjuration que lance Richard Taylor, ce docteur en psychologie qui vit depuis des années avec les symptômes de la démence, aux personnes malades récemment diagnostiquées. « Vous ne vous effacez pas, vous changez (…) Mais si vous changez un peu plus vite que d’autres, cela ne veut pas dire que vous êtes différent de tous les autres êtres humains » (www.richardtaylor.com, 28 mars 2014).
Ces deux témoignages, si vivants, si poignants, nous invitent à re-visiter notre vision des personnes à qui la société accole l’étiquette « Alzheimer ». Et si nous essayions, contre toute habitude, contre toute apparence, de les re-définir tout justement comme êtres de mémoire ? Comme acteurs de leur propre histoire ?
Être, c’est se souvenir. « Privés de mémoire », cela signifie donc, dans la représentation sociale dominante, « privés de vraie vie », « privés d’identité ». Mais cette caricature déforme la réalité. Il reste toujours au moins des bribes, des fragments riches de sens. L’un des buts de l’accompagnement et du soin sera donc de tenter de les faire émerger de ce qui est parfois brouillard.
C’est ainsi que deux gérontologues australiens utilisent les méthodes de l’analyse thématique et structurale du récit pour remettre le patient au centre de sa propre histoire de vie. Ils proposent l’exemple de Janet, qui vit avec un handicap et une démence, perçus non comme une incapacité personnelle, mais comme un élément du puzzle constitué par le contexte social et culturel de sa famille et par sa pratique religieuse (Dementia, 1er mars 2014).
Les interventions psycho-sociales centrées autour du concept de réminiscence (qu’analyse un groupe de chercheurs irlandais) impliquent toutes le rappel d’événements de la première partie de la vie. Elles tendent à promouvoir l’estime de soi et à améliorer les capacités de communication (ibid.). Dans cet esprit, un informaticien d’une résidence pour personnes âgées de la Mayenne a monté une vidéo « pour ceux qui sont nés avant 1940 » sur le thème « Nous sommes nés avant la télévision, avant la pénicilline, le plastique, les verres de contact, la vidéo et le magnétoscope, et avant la pilule » (Doc’Animation, mars-avril 2014). Dans une maison de retraite haut de gamme des Yvelines (à quatre mille euros par mois !), un café style années cinquante, orné d’affiches publicitaires d’époque, diffuse – sur de vieux postes de TSF – des musiques qui ont le même âge. 60% des résidents souffrent de la maladie d’Alzheimer. « Le support visuel est le point de départ de conversations qui permettent aux malades d’évoquer leur passé, explique la psychomotricienne de l’établissement. On travaille aussi sur la mémoire des gestes en faisant la vaisselle tous ensemble » (Le Nouvel Observateur, 17 avril 2014). Au Royaume Uni, une multinationale de l’agroalimentaire a ouvert ses archives à la Société Alzheimer pour recréer des bonbons comme ceux autrefois, ce qui « peut suffire à rappeler des souvenirs qui remontent à des temps heureux » (www.dailymail.co.uk, 24 janvier 2014).
Le neuropsychologue Stéphane Berruchon a conçu l’application Internet Recall-you, qui permet, selon lui, de « créer une mémoire numérique à son image » : « réapprenez les souvenirs que vous avez oubliés avec le temps » (www.recall-you.com, 23 avril 2014).
Mais toutes nos habitudes de pensée, renforcées par la pression des laboratoires pharmaceutiques et par la tradition d’une partie du corps médical, nous poussent à croire au discours qui attribue à l’innovation scientifique, et à elle seule, le pouvoir de résoudre, au moins partiellement, les problèmes sociétaux liés au vieillissement. Ce modèle dominant occulte les dimensions socio-culturelles de la maladie (Technological Forecasting & Social Change, 8 avril 2014). Refusons donc de « sombrer dans le réductionnisme, la médicalisation et la neurobiologisation » (http://mythe-alzheimer.over-blog.com, 6 avril 2014). « Le prendre soin repose sur notre capacité d’indignation » (Lejeune A. in Meyer-Heine, op.cit.)
« Il est impératif pour chacun de nous, rappelle Michèle Frémontier, directrice de la Fondation Médéric Alzheimer, de se souvenir à tout instant qu’il existe une personne derrière la maladie, ou plutôt que la personne ne soit pas réduite à sa pathologie (..). Le premier enjeu éthique est de tout mettre en œuvre pour que les personnes malades soient et demeurent les premiers et irréductibles acteurs de leur histoire et de leur vie avec la maladie » (Frémontier M., ibid.).
Énoncer un tel impératif interroge, bien évidemment, le droit positif. Jusqu’où peuvent aller, dans la pratique de tous les jours, les droits réels des personnes malades ? « Elles doivent à la fois être protégées et respectées, répondent le philosophe Fabrice Gzil et le juriste Harold Kasprzak, respectivement responsable et chargé d’études au pôle Études et recherche de la Fondation Médéric Alzheimer. Elles doivent être protégées, parce que leurs difficultés, notamment cognitives, les rendent progressivement incapables de pourvoir seules à leurs intérêts, de réaliser en toute sécurité les actes de la vie courante (…) et de prendre seules les décisions qui les concernent. Mais elles doivent aussi, et tout autant, être respectées : ne pas être chosifiées ni infantilisées, être écoutées et considérées, être reconnues – quels que soient leur état et leurs difficultés – comme des personnes à part entière, et comme faisant toujours partie de la communauté des êtres humains » (EREMA-IRDA, Université Paris-13, mars 2014).
Exemple pratique : « Une personne peut être capable d’effectuer certains actes et pas d’autres, expliquent les mêmes auteurs. Elle peut avoir perdu la faculté de gérer son budget, mais rester capable de dire comment elle souhaite que ses biens soient répartis après sa mort (…). Comme ces différentes actions mettent en jeu des processus cognitifs différents, une même personne peut ne plus être capable dans un domaine et le rester dans un autre. Par conséquent, la capacité ne doit jamais être évaluée comme une totalité ; il faut toujours l’évaluer à l’aune de la décision ou de la disposition particulière qui est envisagée » (ibid.).
La notion de consentement peut ainsi s’adapter aux capacités de compréhension de la personne. « Alors que le concept de « consentement éclairé » présuppose un individu fondamentalement indépendant, capable de poser seul ses choix et de les assumer, écrit la gériatre Aline Corvol, celui de « consentement assisté » reconnait l’interdépendance dans laquelle nous nous trouvons tous (…) : il s’agit ici de reconnaître le proche dans son rôle de gardien de l’« identité relationnelle ». C’est ce que pratiquent les gestionnaires de cas, quand ils recourent à la co-signature de la personne malade et d’un membre de sa famille (www.espace-ethique-alzheimer.org, avril 2014).
Acteur de sa propre histoire, la personne malade peut même animer l’histoire des autres. L’équipe de Hearthstone Alzheimer Care (Ohio, Etats- Unis) a mis au point un programme de formation spécifique à cet effet : l’expérience montre que les niveaux de participation sont plus élevés lorsque les activités sont animées par d’autres personnes malades plutôt que par le personnel (Dementia, 1er mars 2014).
« Pour que ce ne soit pas le souvenir qui s’efface, mais la maladie ». C’est le slogan d’une campagne de sensibilisation, intitulée Snapzheimer, que les utilisateurs de l’application Snapchat (outil de partage éphémère de photos) ont vu apparaître sur leur téléphone mobile le 17 avril 2014. Pour la Fondation Médéric Alzheimer, l’agence de communication Proximity BBDO s’est servie de cet outil afin de toucher un public jeune, particulièrement attaché à ce type de support. Certains utilisateurs reçoivent un message qui, comme un snapchat, reste affiché une dizaine de secondes, puis disparait, à l’image des fragments de souvenirs qui affluent un bref instant chez une personne atteinte de la maladie.
Si le Snapzheimer est éphémère, le site sur lequel tout le monde peut se rendre ne l’est pas. Il sera donc toujours possible de poursuivre la découverte de la maladie… et même de faire un don via le site Internet (www.iletaitunepub.fr, 23 avril 2014).
Jacques Frémontier
Journaliste bénévole