Une invitée surprise
Édito
O surprise, elles existent ! Qui ? Mais les personnes malades, bien sûr, – ces hommes et ces femmes, souffrant, subissant, désirant, ces « vieux » et parfois ces jeunes, dont on a voulu nous faire croire, parce que la maladie d’Alzheimer les avait frappés, qu’ils n’étaient plus que des demi-vivants, des zombies, des fantômes. Voilà que tous les chercheurs se mettent à découvrir peu à peu que la planète Alzheimer n’est pas un univers uniforme, que les causes de la pathologie peuvent être multiples, que chaque individu pose un problème particulier, que l’abus de normes peut nuire à la santé.
Plus inattendu encore : on découvre que la maladie d’Alzheimer retentit sur la psyché des aidants, mais aussi des soignants, des spécialistes reconnus. Bref, une invitée surprise, la psyché fait tout à coup irruption dans le débat.
Pour la psychologue clinicienne Géraldine Pierron-Robinet, la pathologie Alzheimer « doit à l’heure actuelle être étudiée dans son aspect pluridimensionnel : neurologique, cognitif et psychopathologique ». Il ne faut plus « faire abstraction des mécanismes psychopathologiques impliqués dans l’apparition des troubles, ainsi que de leur interaction avec les processus neurophysiologiques ». Cette chercheuse soutient même que « la maladie d’Alzheimer s’apparenterait à une problématique d’agir de la perte. Celle-ci entrainerait la mise en actes, dans le réel du corps, de pertes remplissant une fonction de leurre symbolique face à une perte narcissique inaugurale, refusée psychiquement par le sujet » (Gériatrie Psychologie Neuropsychiatrie du vieillissement, janvier-mars 2012).
« Les malades sont malades, ironise Marie-Claude Caraës, directrice d’une école de design. Ce truisme masque la continuité de la vie comme si cet état transcendait tous les autres, celui d’un être biologique (qui boit, mange, dort), celui d’un être affectif (qui cultive et entretient des relations, les refuse ou en tisse de nouvelles), d’un être moral (avec ses certitudes, ses convictions, ses positions, d’un être économique. Cette question de la continuité de la vie prend un tour radical dans le cas de la maladie d’Alzheimer quand justement les facultés cognitives se dégradent » (http://initiative-ethique.fr, avril 2012).
Il s’agit bien d’affirmer, envers et contre tout, la persistance d’une identité. C’est ainsi que, contrairement aux clichés, « la maison de retraite représente un lieu de vie auquel tout nouveau résident doit s’adapter et dans lequel il cherche à retisser des liens sociaux, condition sine qua non de sa reconstruction identitaire », écrit l’anthropologue Delphine Dupré-Lévêque (Les Cahiers de la FNADEPA, mars 2012). Dans cette perspective, il est impératif d’aider la personne âgée à changer le regard qu’elle porte sur elle-même. A mettre en question les stéréotypes négatifs de la démence et à se focaliser sur les capacités préservées, ainsi que sur l’insertion et la réalisation de buts au sein de la communauté (International Psychogeriatrics, mars 2012).
Cela se traduit notamment, dans la vie quotidienne, par la volonté de lire autrement tous les mots, tous les gestes de la personne malade. « Ce qui paraît déraison n’est pas sans raison », affirme le philosophe Jean-Pierre Clero, qui conseille de « partir de ce qu’elle exprime de ses terreurs, de ses angoisses, de ses délires, non plus pris comme des objets qu’il faut contourner ou dont il faut se débarrasser comme de déchets, mais comme des productions dignes d’être recueillies par des personnes compétentes, interrogées, pour nouer un contact, fût-il fugitif » (http://initiative-ethique.fr, op.cit.) Par exemple, on parle un peu trop vite de « fugue » quand un résident sort sans autorisation de l’établissement qui l’héberge. En fait, « la plupart de ces personnes, une fois dehors, sont retrouvées sur le chemin de leur domicile, voire chez elles, ou encore au centre commercial le plus proche (…) Elles ne sont donc pas en fuite, mais de retour chez elles (…), leur mémoire vacillante n’a pas oublié ce qui rythmait leur quotidien aux temps heureux de l’autonomie » (Soins Gérontologie, janvier-février 2012).
Une telle vision ne peut manquer de faire basculer quelques certitudes dès lors que l’on aborde le plus « dangereux » des territoires, celui de la sexualité. Geneviève Laroque, présidente de la Fondation nationale de gérontologie, conseille de « permettre à Eros de passer discrètement, presque clandestinement, quelques armes contre ce Thanatos qui veille, pas loin… ». Pour le psychiatre Gérard Ribes, « la maladie d’Alzheimer oblige l’entourage à se positionner vis-à-vis de l’intimité et de la sexualité de la personne malade. Au sein d’un couple, permettre à celui qui est touché par la maladie de rester un individu pouvant exprimer du désir (..), c’est entretenir un mode relationnel et communicationnel. Au sein d’une institution, la question de l’anormalité, voire de la bestialité des comportements sexuels oblige les équipes soignantes à une réflexion sur la nature des comportements sexués de la personne malade » (Gérontologie et Société, mars 2012).
C’est sur ce terrain que la psyché des personnes malades et celle des soignants peuvent parfois s’épier, se confronter, voire s’entremêler. « Il n’est pas rare qu’une personne atteinte de la maladie prenne dans ses bras un soignant, écrivent quatre praticiens d’une résidence pour personnes âgées. Malgré l’avancée dans la maladie, la personne ne se perçoit pas comme malade ; il arrive qu’elle se pense au contraire comme plus jeune et qu’elle ressente le besoin de séduire. Le soignant se retrouve donc dans une situation ambivalente ». Et de préconiser une « éthique de terrain » : « la fonction de l’éthique ne consiste pas à affirmer ex abrupto ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire (…). Le soignant est aussi une personne dotée de sa propre affectivité, et susceptible de relations d’identification, de tendresse, de prévenance, qui se situent au-delà de l’acte de soins » (Le Journal du médecin coordonnateur, mars-avril 2012). Encore faut-il « veiller en permanence à ce que le professionnel ne surinvestisse pas dans la relation humaine » et accepte le fait que « si l’on veut voir s’exprimer des émotions positives, il y aura obligatoirement à gérer des émotions négatives (tristesse, agressivité) » (Soins Gérontologie, op.cit.)
Face à la fin de vie, les soignants peuvent aussi, assez souvent, être confrontés à des émotions et à des difficultés qui les dépassent : renvoi à la vision de leur propre mort, sentiment d’échec devant une maladie incurable, questionnement sur la qualité des soins prodigués. La loi Leonetti fournit alors le seul cadre légitime pour une prise de décision qui doit toujours être collégiale et transparente (Soins Gérontologie, op.cit.).
Certains appellent même l’ensemble des soignants à une véritable « révolution culturelle » : « d’ici peu, disent-ils, l’intervention des soins à domicile et les soins ambulatoires seront le principe, alors que l’hospitalisation ou l’hébergement à plein temps seront l’exception. Il s’agit d’un véritable renversement de perspective » (Le Journal du domicile et des services à la personne, mars 2012). Dès aujourd’hui, peut-être conviendrait-il de multiplier les efforts pour que l’institution, dans sa pratique quotidienne, ressemble de plus en plus à un domicile : dans un Pôle d’activités et de soins renforcés (PASA) des Ardennes, les aides-soignantes, qui ont suivi une formation d’assistante de soins en gérontologie (ASG), « tentent en vain d’abandonner leur blouse au profit de la tenue civile car celle-ci renforce le sentiment de domicile et non plus d’institutionnalisation, véritable choc culturel pour des soignants hospitaliers ». Elles partagent le repas avec les résidents, elles les accompagnent aux consultations gériatriques (Doc’Alzheimer, octobre-décembre 2011).
Dans le même esprit, les associations de services à domicile commencent à ébaucher des démarches qualité tendant à remettre la satisfaction de l’«usager-acteur » au centre de leur activité. Il s’agit de construire avec lui un projet qui corresponde à ses besoins et ses souhaits et qui contribue au maintien de son autonomie (www.brigittecroffconseil.com, mars 2012).
Tout autant que les soignants, les aidants familiaux retrouvent, eux aussi, le droit à la reconnaissance de leur psyché. A côté de la « charge objective », qui se mesure en heures de travail, les pouvoirs publics s’attachent désormais à définir une « charge ressentie », qui comprend les conséquences perçues de l’aide sur la qualité de vie de l’aidant, sur sa santé, sur ses relations avec la personne aidée. Ces deux dimensions de la charge ne sont pas forcément liées. La valorisation et la satisfaction morale peuvent ainsi, parfois, constituer un contrepoids. Une modélisation montre que, paradoxalement, aider l’aidant peut accroître la charge ressentie (DREES, Etudes et résultats 799, mars 2012).
« De quoi se défend notre corps social à travers l’exclusion des personnes malades ? », s’interrogent Colette Eynard et le Réseau de consultants en gérontologie : « Quelle sorte de déraison collective nous pousse à rejeter une approche conciliant le corps et l’esprit, essence même de la condition humaine ? » (Chroniques sociales, mars 2012). Le grand retour de la psyché constitue peut-être aujourd’hui un début de réponse.
Jacques Frémontier
Journaliste bénévole