Une clé et quelques voeux

Édito

Date de rédaction :
01 novembre 2008

Aux yeux de nombreux aidants familiaux, le principal problème ne serait pas la maladie elle-même, mais l’ambiguïté et l’incertitude qu’elle génère. La personne malade serait là physiquement, sans être là psychologiquement : certains vont jusqu’à dire qu’elle deviendrait comme un étranger dans la maison. Cette oscillation entre présence et absence engendrerait un sentiment de perte très stressant qu’une psychologue américaine qualifie de « perte ambiguë ». A la différence de la mort, il n’y a aucune clôture, aucune validation officielle, et parfois aucun soutien de l’entourage ou de la religion. L’aidant est laissé à lui-même et même les plus forts cèdent à l’anxiété, voire à la dépression (www.caregiver.org, 19 novembre ; Boss P, Loss, trauma and resilience : therapeutic work with ambiguous loss, New York, Norton, 2006).
Voilà qui nous livre peut-être une clé pour décrypter quelques uns des problèmes liés à la maladie d’Alzheimer : notre trouble, celui des personnes malades, celui des aidants, celui des soignants, seraient structurellement liés à l’ambiguïté qui la caractérise.

L’ambiguïté de la personne malade vient d’être dite : est-elle encore une « vraie » personne pour ceux qui l’accueillent, qui l’accompagnent, qui la soignent ou bien est-elle déjà devenue un être à part, impossible à nommer ou à classer, voire une sorte de non-être ? Essayons de nous mettre, par exemple, à sa place au moment de l’arrivée dans un service d’urgence à l’hôpital : comment s’adapter à une structure et à un système qui ne sont pas nécessairement prêts à l’accepter ? La perte des repères familiaux et environnementaux la déstabilisent : la désorientation peut exacerber les troubles de la mémoire, la dépression et l’agressivité. Impossible d’identifier le rôle ou l’action des personnels soignants, qui ne sont parfois guère formés à la communication avec ce type de personne malade. Une réponse courante aux problèmes de comportement qui risquent vite de se poser consiste à administrer des sédatifs. Les questions éthiques (communiquer le diagnostic, obtenir le consentement aux traitements) constituent souvent une complication supplémentaire, à laquelle bien peu sont clairement préparés (www.alzheimeruniti.it, 12 novembre ; www.deutsche-alzheimer.de, 13 novembre).
L’annonce du diagnostic est en effet le moment où tout bascule, où la personne commence à changer de statut, à entrer dans l’angoissant univers de l’ambiguïté. Des professionnels tentent d’inventer les manières d’aller à la rencontre de la maladie. Une psychologue de Mulhouse propose, par exemple, un accompagnement individuel (jusqu’à douze entretiens) aux personnes qui viennent d’apprendre le verdict (Actualités sociales hebdomadaires, Catherine Helfter, 21 novembre).
La personne malade est-elle encore un vrai «sujet», un Je, disposant de son libre arbitre ? Cela suppose, en théorie, d’échapper à tout déterminisme pour affirmer le primat de sa propre liberté. Mais quel sens peut avoir un tel concept, s’interroge le neurologue Roger Gil, face à l’altération de l’identité et à l’aliénation de la volonté ? On assiste à un conflit de valeurs : doit-on protéger le sujet malgré lui en allant jusqu’à la contrainte ? Exprimer sa volonté, c’est d’abord comprendre les enjeux de sa décision. La seule issue à cette impasse consiste sans doute dans la recherche de compromis instables (Neurologie Psychiatrie Gériatrie, Gil R., Libre arbitre et vieillissement, Octobre 2008).
C’est dans cet esprit que le groupe de travail sur les unités spécifiques Alzheimer en EHPAD formule un certain nombre d’impératifs éthiques : la sécurisation ne se justifie que si la personne malade se met en danger ou met en danger les autres résidents. Le respect de la dignité du sujet doit rester une préoccupation centrale dans la prise en charge : l’attention empathique, l’intérêt porté à une communication verbale et non verbale, le refus de toute atteinte à l’intimité et à la vie émotionnelle sont essentiels (La Lettre mensuelle de l’Année gérontologique : recherche et pratique clinique, novembre 2008).
Une même préoccupation s’affiche à l’échelle internationale, quand l’Association World Medical Association met à jour et publie une nouvelle version des principes éthiques à observer pour la recherche médicale chez l’homme. Alzheimer Europe, même si ses amendements n’ont pas été retenus, salue ces recommandations concrètes visant à protéger les intérêts des personnes participant à des essais cliniques (www.alzheimer-europe.org, 23 octobre).
Le point ultime de cette interrogation éthique est atteint lorsque s’approche l’instant de la mort. Le député Jean Léonetti, inspirateur de la loi sur la fin de vie, préconise un meilleur recours à la sédation terminale, ainsi que l’instauration d’un congé d’accompagnement pour les proches des mourants et la création d’un observatoire des pratiques de la fin de vie (Le Monde, Cécile Prieur, 23-24 novembre ; www.agevillage.com, 3 novembre ; La Croix, 30 octobre). Un centre spécialisé en soins palliatifs, à Paris, dispense une formation spécifique à des infirmières, aides soignantes, auxiliaires de vie sociale, qui sont depuis lors régulièrement soutenues par l’intervenante qui les a formées et sont devenues personnes ressources pour les membres de leurs équipes (Actualités sociales hebdomadaires, 21 novembre).

Les aidants familiaux sont, eux aussi, les victimes de l’ambiguïté de leur statut. Sont-ils juste des parents de personnes malades comme les autres ? Ou bien deviennent-ils, comme certains le croient parfois, des soignants d’un autre type, des quasi soignants en quelque sorte ?
L’importance primordiale du rôle des aidants familiaux est en tout cas de plus en plus reconnue : Conférence de la famille en 2006, création du congé familial en 2007, troisième Plan Alzheimer en 2008. Une enveloppe de 36,5 millions d’euros est prévue, sur la durée du Plan Alzheimer, et à la charge de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA), dans la loi de financement de la Sécurité sociale 2009, pour financer leur formation et la « consolidation de leurs droits », ainsi que l’amélioration de leur suivi sanitaire. (www.localtis.info, 12 novembre).
C’est qu’en effet bien des aidants familiaux souffrent de pathologies nées du fardeau qu’ils ont à supporter. Un aidant sur quatre déclare ne plus partir en vacances et trois sur dix estiment que ce rôle a une incidence négative sur leur santé (ibid.). Une étude du service de médecine de l’Université d’Indiana (Etats Unis) portant sur cent cinquante trois personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer et leurs aidants, montre que 24% des aidants ont consulté au moins une fois en urgence ou ont été hospitalisés dans les six mois précédant l’inclusion, le plus souvent pour dépression (J Gen Intern Med, Schubert et al, novembre 2008 ; newsinfo.iu.edu, 18 novembre ; www.medicalnewstoday.com, 11 novembre ; www.medicine.indiana.edu, 10 novembre). En Pologne, l’Institut de médecine rurale de Lublin publie une étude réalisée auprès de quarante-deux aidants : 77% n’ont aucune possibilité de se reposer, 47% se sentent en permanence déprimés ou fatigués, 39% ont un sentiment d’épuisement interne profond (Przegl Lek, Gustaw K et al, novembre 2008).
Aussi les initiatives se multiplient-elles pour tenter de faire face à ces situations douloureuses. Une étude de l’Université d’Etat de Pennsylvanie (Etats-Unis) présente, du reste, les réussites et les échecs par lesquels se soldent les interventions comportementales et psychosociales auprès des aidants familiaux (American Journal of Nursing, Zarit S et Femia E, septembre 2008). Une équipe de l’Université de New York City, portant sur cent cinquante huit conjoints aidants de personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, montre que les scores de dépression diminuent après cinq sessions de conseil familial et individuel pendant trois mois, associées en partie à un service de soutien téléphonique continu (Alzheimer’s Daily News, 11 novembre ; www.newswise.com, 31 octobre ; www.psychcentral.com, 3 novembre ; Am J Geriatr Psychiatry, novembre 2008). Des chercheurs de l’Université Brown, de Rhode Island, et de l’Université du Connecticut (Etats Unis) ont contacté par téléphone pendant six mois trente-trois aidants familiaux en utilisant un manuel qui comprenait une évaluation standardisée et une série d’interventions individualisées concernant notamment l’humeur, le fonctionnement familial, le soutien social et la santé : ils ont constaté une réduction significative du fardeau chez les aidants ayant bénéficié du soutien (Dementia, Tremont G et al, novembre 2008).
A Paris, à l’hôpital Broca (AP-HP), c’est toute la famille qui peut être conviée à des entretiens thérapeutiques après l’annonce du diagnostic : cinq séances de quarante-cinq minutes, animées par deux thérapeutes, réunissent la personne malade, son conjoint, ses enfants et petits enfants (Actualités sociales hebdomadaires, 21 novembre). Le portail « Aider ensemble », lancé par la mairie de Paris et France Domicile, offre des conseils aux aidants familiaux isolés et épuisés : par exemple, aménager et sécuriser la chambre et la salle de bains, comment faire boire, voyager, etc… (www.aiderensemble.fr, 4 novembre). Dans une douzaine de villes françaises, les Cafés des Aidants réunissent dix à quinze participants confrontés à une situation de dépendance dans leur famille. La discussion est toujours animée par un psychologue clinicien, en partenariat avec les structures locales (CLIC, réseau de santé, associations, réseau d’aide à domicile…). Les responsables privilégient la parole comme axe prioritaire de développement (www.senioractu.com, 5 novembre ; www.seniorscopie.com, 12 novembre).
Mais tout commencerait peut-être par une meilleure formation des médecins généralistes, qui les préparerait à mieux faire face à ces problèmes. Des chercheurs canadiens (Université McGill et Centre hospitalier St Mary’s de Montréal) et américains (Springfield, Pennsylvanie) souhaitent que les médecins de famille acquièrent, à travers une formation agréée, « les connaissances, les attitudes et les habiletés voulues pour bien soutenir les aidants naturels » (Can Fam Physicians, Yaffe MJ et Jacobs BJ, octobre 2008).

En cette fin d’année, faisons quelques vœux. Le regard porté par la société française sur la maladie d’Alzheimer serait en train de changer, nous dit une jeune sociologue, Laëtitia Ngatcha-Ribert. La fictionnalisation croissante de cette pathologie au travers de films ou de romans aurait permis de mieux la faire connaître. Le témoignage direct de personnes malades à la télévision contribuerait à la banaliser (Actualités sociales hebdomadaires, 21 novembre). On peut dès lors espérer que les nouvelles générations, parmi lesquelles se recruteront les aidants familiaux et les soignants de demain (et demain, c’est tout de suite…), sauront dépasser les ambiguïtés d’aujourd’hui. Un espoir que semblent déjà dessiner de jeunes Allemands qui se sont faits les porte-parole de personnes malades rencontrées dans le cadre d’un concours : « s’il vous plait, traitez moi avec respect », « s’il vous plait, laissez moi me sentir proche de vous », « s’il vous plait, laissez moi le temps », voilà quelques uns des messages qu’ils nous transmettent (www.deutsche-alzheimer.de, 21 novembre).

Jacques Frémontier
Journaliste bénévole