Un nouveau regard

Édito

Date de rédaction :
01 octobre 2010

   « C’est inhumain, je ne reconnais plus mon père ». Cette simple phrase entendue au cours d’un banal entretien avec le fils d’une personne atteinte de la maladie d’Alzheimer fait réagir May Antoun, médecin gériatre, qui s’interroge : qu’est-ce que l’identité d’un homme pour qu’un fils puisse ainsi crier sa perte ? «Ne plus reconnaître la personne que l’on a connue et que l’on ne retrouve plus derrière la même apparence, la même voix, la même allure. La personne dont on est séparé par un passé simple vécu à deux. Celui ou celle dont la vie devient un compteur d’heures et de journées qui ne finissent pas de s’accumuler, toujours identiques, rythmées par un rythme immuable (…) Il faut accepter, sans a priori, de découvrir les multiples facettes de cet autre, de partager simplement l’instant, d’accompagner, non en voyeur mais en partenaire bienveillant, son voyage dans des bribes de vie qui n’appartiennent qu’à lui » (Soins Gérontologie, Antoun M, Aller à la rencontre de cet autre, dément mais avant tout humain).

   Changer notre regard, humain, toujours plus humain, sur la maladie, sur les personnes malades, sur leurs aidants, et même sur leurs soignants professionnels, voilà l’impératif majeur qui semble aujourd’hui se dégager, aussi bien en France que dans le reste du monde.

   Deux chercheurs néo-zélandais ont étudié les représentations de la maladie d’Alzheimer chez les professionnels de santé. Jusqu’à une époque récente, dans le discours des médecins et des infirmières, les personnes atteintes de démence étaient marginalisées et réduites au silence (des « subalternes »). Les représentations d’aujourd’hui tendent à privilégier la personne, – ce qui permet de la replacer au centre de réseaux sociaux et de s’intéresser à ses expériences et ses relations. Mettre en avant la citoyenneté implique aussi de refuser la discrimination et la stigmatisation, en se tenant à l’écoute pour mieux répondre aux besoins (Nurs Inq, Gilmour JA et Brannelly T, Representations of people with dementia : subaltern, person, citizen, septembre 2010 ; www.ncbi.nlm.nih.gov ).

   Il importe surtout de ne jamais oublier que la performance et le comportement des personnes atteintes ne sont pas déterminés simplement par la pathologie neurologique, mais aussi par leurs histoires personnelles, leurs relations avec les autres, et par la façon dont elles sont perçues dans leur entourage. Une chercheuse canadienne, de l’Université de Vancouver, propose ainsi une nouvelle approche pour comprendre le vécu de la démence (the dementia experience), en reconnaissant l’importance des relations et des liens (connections) sur le fonctionnement de la personne malade (J Mental Health Training, Education and Practice, O’Connor D, Personhood and Dementia, septembre 2010.)

   Pour les chercheurs de l’Université catholique de Louvain, à l’initiative de la Fondation du Roi Baudouin (Belgique), le « modèle de la perte », qui prédomine aujourd’hui, avec des nuances diverses, devient, non plus la solution pour les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, mais une part de leur problème. Il faut donc parvenir à une autre image du déficit cognitif, en recourant à des moyens de communication, à des métaphores, à des concepts plus nuancés (frames). L’équipe belge analyse les idées et les opinions qui sous-tendent l’image dominante et tente d’élaborer les conditions d’un autre regard (www.kbs-frb.be, 9 septembre).

   Notre vieil ami Richard Taylor, docteur en psychologie et lui-même malade, semble lui faire écho : « Je trouve très révélateur que les interprétations de l’imagerie cérébrale mettent toujours en avant les zones négativement affectées par la maladie. Essayez de regarder ce qui fonctionne toujours dans le cerveau malade : votre recherche sera frustrante. Cette négativité remonte à l’étymologie du mot même de démence, du latin demens, « hors de l’esprit ». Il s’agit d’un cas frappant de pensée collective déformée (distorted) » (www.huffingtonpost.com, 22 septembre).

   La personne malade étant ainsi redéfinie à la fois comme personne et comme citoyen, il convient, plus que jamais, de veiller au respect de ses droits et de sa dignité : c ‘est ce que recommande la Commission européenne avec la mise en place d’un réseau européen pour la réalisation de cet objectif et d’un groupe de travail, coordonné par la Belgique, qui en suivra les travaux (Dementia in Europe, septembre 2010). « D’abord et avant tout, renchérit la Comité économique et social européen, les personnes atteintes de démence sont des amis, des parents, des voisins, nos concitoyens. Le fait qu’ils souffrent d‘un trouble de santé particulier est secondaire. » Et de rappeler à la Commission et aux gouvernements le devoir d’«informer et éduquer la société, afin d’éliminer la stigmatisation », mais aussi « d’associer les malades et leurs soignants à la prise des décisions qui les concernent » et de leur « reconnaître la possibilité de faire valoir leurs droits et d’être préservées de toute négligence et maltraitance » (Journal Officiel de l’Union européenne, 22 septembre).

   C’est dans cet esprit que la Suisse vient de renforcer sa législation sur la protection juridique des majeurs, et en particulier des personnes atteintes d’un trouble psychiatrique ou mental : lorsque le soutien de la famille ou des services publics se révèle insuffisant, les autorités doivent instituer un programme de soutien individualisé, avec le souci de limiter le plus possible le rôle de l’Etat et de privilégier l’intervention de l’entourage (Dementia in Europe, op.cit.).

   Mais ne nous leurrons pas : des chercheurs britanniques et irlandais ont étudié, sur un large panel, les obstacles et les facteurs facilitant la prise de décision des aidants familiaux à la place des personnes malades ; ils ont observé de nombreux cas de résistance active et la difficulté de se mettre d’accord sur ce qui constitue le maintien de la dignité de celui qui souffre (British Medical Journal, Livingston J et al, Making decisions for people with dementia who lack capacity, 18 août 2010). Une équipe de l’Université de Stirling (Ecosse) propose une technique ingénieuse, le Talking mat (le tapis qui parle), pour essayer de contourner cet obstacle : un animateur propose à la personne malade de faire des choix explicites, en utilisant des cartes qu’elle va poser sur un tapis placé devant elle (Dementia, Murphy J et al, The Effectiveness of the Talking Mats…, 21 septembre 2010 ; www.talkingmats.com, 14 octobre ; www.jrf.org.uk )

  La famille joue, bien sûr, un rôle clé dans cette nouvelle reconnaissance de la personne malade comme être sensible, doté de capacités résistantes, sujet de droit, ayant sa part des décisions sur son propre sort. L’annonce du diagnostic est un moment capital de la relation qui va s‘établir entre l’entourage proche et l’équipe soignante : défiance vis-à-vis du spécialiste, refus d’aide professionnelle, suivi « malgré tout », négociation d’un compromis… Elle ne doit pas être formulée « comme des commandements abrupts, mais comme des propositions qui doivent être passées au filtre de chaque situation individuelle : il en va de la suite d’une bonne relation thérapeutique » (Soins Gérontologie, Auriacombe S, Vécu familial de l’annonce d’un diagnostic de la maladie d’Alzheimer, septembre-octobre 2010).

  Ce regard désormais plus humain, il faut, bien entendu, qu’il englobe aussi les aidants familiaux. A l’occasion de la Première Journée nationale des aidants, le 6 octobre, Roselyne Bachelot, ministre de la Santé, a formulé les trois principes qui doivent présider à cette politique : « connaître, reconnaître, soutenir » (www.journeedesaidants.fr, 6 octobre). Une table ronde animée par Marie-Jo Guisset-Martinez, responsable du pôle Initiatives locales à la Fondation Médéric Alzheimer, rappelle que « l’aidant est avant tout un parent, un conjoint, une fille ou un fils, un ami, un voisin, avec son histoire et son projet de vie. Et cette vie ne doit justement pas s’arrêter à celle d’aidant, d’où la nécessité d’offrir à ces personnes un cadre leur permettant à la fois de souffler et de se retrouver » (www.travail-solidarite.gouv.fr, 7 octobre).

  Un sondage BVA montre cependant l’étendue du problème : 71% des aidants s’estiment « insuffisamment aidés et considérés » par les pouvoirs publics ; la plupart dénoncent les répercussions négatives sur leurs loisirs, leur forme physique, leur situation financière, leur vie intime et sexuelle… (www.bva.fr/sondages/les aidants familiaux en France.html, 5 octobre ; Le Figaro, La Croix, 4 octobre). Face à ces difficultés, deux équipes de l’Université Paris-Descartes et de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière ont montré les avantages d’un programme pluridisciplinaire structuré, par rapport à une prise en charge classique, pour réduire significativement l’anxiété des aidants (Revue neurologique, Negovanska V et al, 23 septembre 2010). Aux Etats Unis, en Allemagne, en Chine, des études contrôlées et randomisées, ont démontré sans contestation possible, l’efficacité des groupes de soutien, à condition qu’ils soient adaptés à la situation individuelle et aux valeurs culturelles de chacun (J Gerontol B Psychol Sci Soc Sci, Logsdon RG et al, 6 août ; BMC Health Serv Res, Grassel E et al, 28 juillet ; National Institute of Health, Chen H, 30 septembre).

  Il n’est pas jusqu’aux professionnels qui ne bénéficient de ce nouveau regard. « Quelles sont les motivations qui nous poussent à exercer en gériatrie ? Est-ce un choix ? Est-ce par goût ? Ou par dépit ? », s’interrogent deux psychologues cliniciennes de l’hôpital Sainte-Périne à Paris.  Et de proposer l’intérêt de « la découverte de l’immense richesse des rencontres avec ces personnes, certes âgées, et par le partage de leur parcours de vie parfois tumultueux, de leurs histoires dans l’Histoire, et de leurs pensées pas toujours sages » (Le Journal du Médecin coordonnateur, juillet-août-septembre 2010).

  Les aides soignantes, souvent oubliées, retrouvent, elles aussi, un peu du prestige qui leur est dû.  La Fondation nationale de gérontologie consacre son dossier thématique trimestriel à la bientraitance. Et la principale leçon qui s’en dégage, c’est : il faut apprendre des aides soignantes (Gérontologie et société, Molinier P, Apprendre des aides soignantes, juillet-août 2010).

  Comment dès lors, en ces temps d’échecs répétés de la quête d’une molécule-miracle, orienter en partie la recherche à la lumière de ce nouvel éclairage donné à la personne ? En développant la recherche en sciences psycho-sociales, répond le Comité économique et social européen, notamment en étudiant l’impact que les changements démographiques, comme le divorce, le remariage, la cohabitation, les migrations et l’urbanisation produisent sur l’expérience de la maladie, pour le malade et son entourage » (Journal  officiel de l’Union européenne, op.cit.)

  Introduire du sensible dans le lien social : cette formule du philosophe Frédéric Worms est peut-être le meilleur raccourci qui résume l’esprit des temps nouveaux, quand nous portons aujourd’hui notre regard sur « ces personnes qui ont, comme le dit un de leurs petits enfants, la tête à l’envers » (Worms F,  Le Moment du soin : A quoi tenons-nous ? PUF, 2010 ; Feillel C, La Tête à l’envers, in Histoires de proches, coord. Roche A, Ed.Jacob-Duvernet, octobre 2010).

Jacques Frémontier

Journaliste bénévole