Trois souffrances
Édito
Les ministres de la Santé, les chercheurs, les associations de familles, venus de toute l’Union européenne, se réunissent à Paris, à l’initiative de la présidence française, pour tenter d’élaborer une politique commune face à « ce fléau » qu’est aujourd’hui la maladie d’Alzheimer (toute la presse, 31 octobre au 5 novembre). Les chercheurs du monde entier multiplient les travaux sur les marqueurs d’imagerie (www.medicalnewstoday.com, 26 octobre ; www.alzforum.org, 5 novembre), les tests sanguins (www.medicalnewstoday.com, 12 octobre) ou les essais de phase III sur la gamma secrétase (ibid, 2 octobre). Et pourtant, si l’on devait mettre en lumière le geste le plus significatif, le plus emblématique, peut-être faudrait-il choisir paradoxalement celui d’un octogénaire apparemment fort étranger au domaine qui nous préoccupe : James Watson, découvreur de la structure de l’ADN, a accepté que soit publiée, dans la revue britannique Nature, la séquence intégrale de ses propres gènes. Tous sauf un : celui de l’apolipoprotéine E, qui peut prédisposer à la maladie d’Alzheimer (www.lefigaro, 6 octobre). Pourquoi ? Parce que, tout justement, la médecine prédictive pose, à ses yeux, de sérieux problèmes de légitimité, dans la mesure où n’existe encore aucun traitement.
Son geste dit à la fois la volonté de transparence (il n’y a rien à cacher) et la préoccupation éthique (l’individu existe, il doit être respecté dans sa singularité, avec son histoire de vie, ses angoisses).Si l’on voulait élargir le propos, il nous semble que la maladie d’Alzheimer pourrait être définie comme le champ de rencontre de trois singularités ou de trois souffrances : celle de la personne malade, bien sûr, mais aussi celle de ses proches, qui l’aident et le soutiennent, et de façon plus inattendue celle des soignants professionnels, qui n’ont pas toujours les moyens de faire face.
Commençons donc par la moins explorée, la moins traitée de ces souffrances : celle du soignant professionnel. Un ouvrage récent définit le concept de burn out et indique ses limites. Il fait le point sur les facteurs de stress et les stratégies d’adaptation (Le burn out à l’hôpital par P.Canouï et A. Mauranges). Deux émissions de télévision, Du scandale à l’espoir sur France 3, le 5 octobre, et Les Infiltrés, sur France 2, le 22 octobre, nous ont montré successivement des personnels débordés, affolés, se laissant aller parfois à des actes de maltraitance (www.agevillagepro.com, 7 et 27 octobre ; www.agevillage.com, 14 et 28 octobre ; Revue de la presse gérontologique de lagedor.fr, 28 octobre ; Actualités sociales hebdomadaires, 31 octobre). Cinq aides soignantes carcassonnaises décrivent leurs conditions de travail : deux aides soignantes, la nuit, pour quatre-vingts résidents, sans personnel infirmier ou médical (www.ladepeche.fr, 14 octobre).
Moins dramatique, mais non sans danger : le poids de la routine, qui procure des repères rassurants, mais peut « programmer » les soignants à agir au détriment d’une prise en charge de qualité des personnes âgées (Soins Gérontologie, septembre-octobre 2008).
Ou encore la grande solitude du soignant à domicile, qui trouve souvent porte close, téléphone muet, médicaments cachés, quand on ne lui jette pas des objets à la figure (ibid).
Ici encore, les solutions relèvent de principes simples, élémentaires, mais tellement complexes à mettre en pratique : il faut savoir écouter chacun (par exemple, sous forme de groupes de parole des soignants), redonner du sens à la relation avec la personne malade, délivrer à chacun une formation spécifique, ce que prévoit justement le plan bientraitance de Valérie Létard (Actualités sociales hebdomadaires, 24 octobre ; Le Figaro, 17 octobre).
La souffrance des aidants familiaux, nous en avons ici même largement parlé. Les différents acteurs en prennent aujourd’hui de plus en plus conscience.
L’entourage familial est parfois perçu par les soignants comme « en trop », compliquant et perturbant le travail des professionnels. Or une bonne prise en charge passe aussi par l’accompagnement et la reconnaissance des savoir faire de la famille. Il faut savoir construire une « alliance de travail » (Le Journal du domicile et des services à la personne, octobre 2008).
Encore faut-il prévoir, à l’intention des familles, de véritables dispositifs de répit. Le plan Alzheimer 2008-2012 confie à la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie le pilotage des opérations de ce type (www.cnsa.fr, octobre 2008). Le projet de loi de financement de la sécurité sociale 2009 prévoit que la même CNSA contribuera au financement de la formation de ces aidants familiaux (Actualités sociales hebdomadaires, 24 octobre).
Il n’en reste pas moins que, si de tels dispositifs représentent une « bouffée d’oxygène », ils engendrent souvent un véritable sentiment de culpabilité (www.agevillage.com, 21 octobre). D’où la nécessité, encore une fois, d’écouter, d’entendre et reconnaître la singularité, la parole souffrante. C’est là que des initiatives privées s’avèrent particulièrement précieuses : cafés des aidants (Actualités sociales hebdomadaires, 17 octobre), Semaine des proches aidants au Pays basque (www.infodimanche.com, 3 novembre)… Un aidant est une personne, pas un auxiliaire anonyme. Il a presque toujours au moins autant besoin d’une oreille attentive que d’une assistance légale.
La souffrance de la personne atteinte de la maladie d’Alzheimer, chacun croit la connaître, ou du moins la deviner. Mais l’expérience de tous ceux, soignants, aidants, familles, qui la côtoient chaque jour montre bien que subsiste toujours un abîme de mystère, d’incompréhension, voire d’hostilité face à la violence, aux gestes qui dérangent.
Cela commence avec l’annonce du diagnostic. Peut-on imaginer ce que ressent la personne à qui l’on vient de faire savoir qu’elle va, un jour plus ou moins lointain, perdre progressivement ses repères, son langage, les formes habituelles de sa personnalité ? La Société Alzheimer britannique publie les résultats d’une recherche sur la perception des malades et de leurs aidants au moment décisif (Alzheimer’s Society, octobre 2008). Une étude multi-disciplinaire européenne tente d’élaborer des recommandations communes (Aging Mental Health, 16 octobre).
La maladie se développe. Les contacts avec la personne malade deviennent de plus en plus difficiles, parfois même de plus en plus rudes. Il ne faut jamais oublier que les troubles du comportement sont l’expression d’une protestation, d’une plainte douloureuse, qu’ils représentent un signal de détresse adressé maladroitement à l’entourage. Les prendre en charge exige donc que l’on essaie d’analyser l’histoire du malade, de comprendre le sens caché de ses dérives (Soins Gérontologie, septembre-octobre 2008). Le pire serait de l’infantiliser, de lui parler comme à un bébé, une non personne (ibid). Il faut savoir découvrir un « espace de connivence » (Gérontologie Vision nouvelle, 15 octobre). Même la résistance aux soins de toilette, la peur du bain ont un sens qui doit être décrypté (www.dailybreeze.com, 3 octobre).
La personne malade doit continuer à être reconnue, malgré les apparences, comme un être libre, comme un sujet de droit : l’usage du bracelet électronique, par exemple, doit toujours être soumis à son autorisation (Directions, octobre 2008), la contention physique ne peut être que temporaire, exceptionnelle, et nécessite d’informer l’entourage (Soins Gérontologie, septembre-octobre). Plutôt que de suivre au sens spatial les « patients fugueurs », mieux vaudrait les « suivre » au sens thérapeutique (Les Cahiers de la FNADEPA, septembre 2008).
Dans la plupart des cas, les solutions « douces », non médicamenteuses, non contraignantes, apparaissent comme les plus respectueuses, donc les meilleures : adaptation de l’environnement, activités de re-dynamisation des facultés restantes.
La télévision ne nous montre pas que des enfers. Dans le documentaire de France 3, le 5 octobre, le réalisateur place aussi sa caméra dans des établissements exemplaires, comme la Maison de l’Amitié à Albi, ou l’hôpital des Magnolias à Ballainvilliers (Du scandale à l’espoir, d’Hervé Brèque). Sur France 2, le 30 octobre, Laurence Serfaty nous raconte l’histoire des personnels et des résidents de deux maisons de retraite hébergeant des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer : la maison Carpe Diem au Québec et l’EHPAD de Longuenesse, dans le Pas-de-Calais. Là, dans l’institution québécoise, on communique sans les mots par les gestes, par l’émotion. La famille doit pouvoir venir quand bon lui semble, manger, dormir sans avoir à prévenir à l’avance (Alzheimer, jusqu’au bout de la vie, de Laurence Serfaty ; Les Cahiers de la FNADEPA, septembre 2008).
Ainsi donc il y aurait des personnels soignants, des aidants familiaux, des personnes malades qui vivraient, heureux au quotidien, le pari d’une vie en Alzheimer.
Jacques Frémontier
Journaliste bénévole