Temps d’incertitude

Édito

Date de rédaction :
05 novembre 2011

   Il ne fait pas toujours bon, par ces temps de crise, d’afficher des certitudes solides comme le roc, éternellement protégées de l’usure habituelle des mots et des idées. Aujourd’hui, par exemple, certains pourraient se targuer d’avoir découvert, avec les biomarqueurs et l’imagerie cérébrale, le double sésame qui nous ouvrirait enfin un chemin d’espoir face à la maladie d’Alzheimer. S’il est vrai que ces deux avancées constituent un réel progrès dans la compréhension de la pathologie, beaucoup de scientifiques nous invitent aujourd’hui à remettre au goût du jour le bon vieux principe cartésien du doute systématique.

   Une étude allemande, menée auprès de cinq cents patients vus en centre mémoire, observe, par exemple, dans 9% des cas, une discordance avérée entre le résultat de l’IRM et le diagnostic porté à partir du syndrome clinique (Fortschritte der Neurologie-Psychiatrie, novembre 2011). Alors qui a raison : les cliniciens ? Ou les radiologues ?

   Une autre étude, également menée en centre mémoire, mais celle-là suédoise, montre que les biomarqueurs ne décèleraient pas les formes très précoces du déficit cognitif, ce qui induirait, selon ces chercheurs, que la maladie d’Alzheimer ne serait pas la cause sous-jacente de la démence dans ce groupe de patients (Dementia and Geriatric Cognitive Disorders, 3 novembre). Alors où chercher la cause ?

   Même si les méthodes de diagnostic étaient indubitables, faudrait-il pour autant annoncer, sans plus attendre, les résultats à la personne malade ? Une partie des cliniciens s’affirment résolument contre, en invoquant la stigmatisation, un sentiment de désespoir pouvant aller jusqu’à la tentation du suicide, une perte d’identité, et surtout… le risque d’une erreur de diagnostic (International Journal of Alzheimer’s Disease, 2010).

   Ainsi, plus que jamais, nous vivons aujourd’hui des temps d’incertitude.

   L’incertitude frappe d’abord les concepts eux-mêmes, c’est-à-dire les fondements sur lesquels repose notre compréhension de la maladie.

   « Le concept à l’œuvre dans ce nouveau monde gouverné par les biomarqueurs, écrit par exemple Jason Karlawish, professeur de médecine et d’éthique médicale à l’Université de Pennsylvanie (Etats Unis), est le risque. La maladie ne se décrit plus en termes de signes et symptômes, mais de mesures de risque d’événements futurs de santé. La maladie d’Alzheimer pré-clinique marquera l’arrivée d’un cerveau à risque de démence (…) La protéine amyloïde devient le « mauvais cholestérol » du cerveau (…). Les promesses de ce nouveau monde de diagnostic et de traitement avant l’incapacité sont évidentes : personne ne devra être atteint d’incapacité avant d’être traité. Au contraire, nous retarderons le délai de survenue de l’incapacité». Mais sommes-nous préparés « à vivre avec un « cerveau à risque » de déclin et à prendre quotidiennement un médicament pour réduire ce risque ? ». Sommes-nous prêts à nous engager « dans une discussion publique et honnête sur ce que signifie être à risque, afin que les personnes ayant des protéines amyloïdes dans le cerveau ne soient pas victimes de discrimination et de stigmatisation comme au début de l’épidémie du virus HIV » ? (www.alzheimersreadingroom.com, 15 novembre 2011).

   Autre concept majeur aujourd’hui ébranlé par les nouveaux questionnements : celui de « fragilité ».  Malgré quatre mille publications en dix ans, aucun consensus n’existe pour en donner une définition claire.  Des travaux récents montrent qu’un déclin cognitif est associé à une fragilité physique, ce qui suggère l’intérêt d’ajouter la dimension cognitive dans les caractéristiques de la fragilité. Mais on ne sait toujours pas si la fragilité précède la démence ou si les troubles cognitifs et la fragilité physique apparaissent de façon synergique (The Journal of Nutrition Health and Aging, 2011).

   Les discussions actuelles sur la maladie d’Alzheimer amènent aussi à s’interroger sur des concepts aussi fondamentaux que ceux de liberté ou d’identité. Chacun insiste, par exemple, sur la nécessaire personnalisation des soins et de l’accompagnement, mais jusqu’où peut aller le recueil des données de vie ? N’y a-t-il pas là un danger de porter atteinte à la personne humaine et à son identité ? (Journal of Dementia Care, novembre-décembre 2011). Apprenons à nous méfier des technologies d’assistance lorsqu’elles vont trop loin, « en particulier dans leur capacité de « tout savoir » sur quelqu’un, de décider de manière automatique ou de se substituer aux aidants familiaux ou professionnels pour des compétences requérant un engagement humain. Connaître non seulement son état biopsychologique grâce à toute sorte de capteurs, mais aussi localiser la personne à tout moment, suivre à la trace ses déplacements, voire tous ses faits et gestes, pose la question des droits et libertés individuels. » (www.espace-ethique-alzheimer.org, novembre 2011).

   C’est sur la base de telles réflexions qu’un groupe de mutuelles, gérant quinze Etablissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), a lancé le concept Vitae Clementia (la clémence de la vie) autour de « quatre composantes indissociables : assurer la liberté de choix du résident ; rechercher de façon constante son bien-être et son plaisir (et lui faire découvrir de nouveaux plaisirs) ; redonner aux familles, et notamment aux enfants, leur place auprès de leurs proches (…) Concrètement cela veut dire notamment pas d’heures de lever, de coucher ou de repas imposées, pas d’obligation de faire sa toilette uniquement le matin… Bref, ce n’est pas l’institution qui décide de l’emploi du temps des résidents, mais elle qui s’adapte à leurs envies » (Le Mensuel des maisons de retraite, octobre 2011).

   Il est logique que cette incertitude sur les concepts entraîne un surplus d’exigence sur le langage.

   Et d’abord sur celui des personnes malades, souvent difficile à comprendre en raison de l’altération de la mémoire sémantique : « le sens explicite ou littéral (dénotation) ne permet plus de comprendre et d’agir en fonction des demandes souvent pressantes qui se répètent », observe un chercheur en psychopathologie clinique et psychanalyse. Et pourtant ces « paroles sont pleines de sens, sous la forme condensée ». Seul « le concept de connotation (le dire) permet de saisir l’intention de ce qui est dit » (Annales médico-psychologiques, revue psychiatrique, 13 octobre).

   Dans le même esprit, une psychologue clinicienne nous invite à ne pas sacrifier le « savoir profane que le sujet a de lui-même » au soi-disant bénéfice du « savoir savant que détiennent les soignants, le médecin ».  Et de nous conseiller, par exemple, de « respecter un malade qui tente d’élaborer des stratégies pour masquer son déficit et de ne pas le remettre de force dans la réalité brute de sa maladie » (www.espace-ethique-alzheimer.org, op.cit.).

   Cette attention au langage de la personne malade s’avère encore plus complexe, lorsque cette dernière appartient à une minorité ethnique ou culturelle.  Une étude australienne montre notamment l’importance du recrutement de personnels bilingues ou biculturels. Il convient dès lors, en particulier, de « travailler avec la famille », de créer une relation de confiance, de comprendre les aspects culturels du soin de soi (Dementia, 13 septembre 2011).

   Mais c’est peut-être au fond notre propre langage de gérontologues, de gériatres, de soignants, voire de journalistes, qu’il conviendrait de remettre profondément en question. Un dirigeant du secteur médico-social propose d’« humaniser » le lexique de la gérontologie, « pour faire évoluer un vocabulaire utilisé par habitude, mais qui n’est ni pertinent, ni en accord avec l’éthique des professionnels ou bénévoles de l’accompagnement.» Plus de « gestionnaire de cas, traduction malheureuse et incomplète de case manager », mais « accompagnateur ou coordinateur des soins ». A « dépendance », il préfère « autonomie ou capacité à gérer ses dépendances ». « Sortons, dit-il de ce carcan sémantique, enfermant, limité, sclérosant, en donnant un peu d’aisance, d’ouverture, de bienveillance à notre façon de penser. » (Actualités sociales hebdomadaires, 21 octobre 2011). « Les mots déclenchent des images, provoquent des réactions de rejet ou d’attirance, créent, renforcent les représentations sociales négatives », lui fait écho l’anthropologue Bernadette Puijalon. « Prenons conscience des dérives de notre vocabulaire pour le faire évoluer vers moins de jargon stigmatisant, vers un langage plus respectueux des personnes dont il est question. Vers davantage d’humanité en somme », conclut Annie de Vivie (www.agevillagepro.com, 8 et 14 novembre 2011).

   Dans cet océan d’incertitude, deux ou trois îlots de solide certitude émergent encore. Laissons, une fois de plus, Richard Taylor, soixante-huit ans, qui vit avec les symptômes de la démence depuis dix ans, nous en rappeler les contours avec sa force coutumière : « Je crois de plus en plus fermement dans les besoins humains qui jamais, jamais, ne disparaîtront, quelle que soit la sévérité des incapacités cognitives de la personne. » A vous de « découvrir comment vous mettre en relation avec moi plus efficacement et me permettre de percevoir que je suis l’être humain que vous savez que je suis » (Alzheimer from the Inside Out, 31 octobre 2011).

Jacques Frémontier

Journaliste bénévole