Solitude, dialogue sur l’engagement, de Jean-François et Michel Serres (2)
Société inclusive
Jean-François Serres s’interroge : « ne sommes-nous pas au bout d’un système qui porte en lui-même son incapacité à remplir ses missions ? Faut-il produire toujours plus d’interventions sociales qui, au bout du compte, n’apporteront jamais aux personnes en situation de précarité ou de fragilité les relations dont elles ont besoin ? Ou faut-il faire émerger les conditions permettant la mise en place d’un liant social porteur d’empathie et de confiance dans la relation humaine, un “bain” dans lequel, sans rien faire de particulier, on est réellement avec l’autre ? Je fais un rêve, que je crois profondément réalisable : sur chaque territoire, des travailleurs sociaux sont dédiés à soutenir les initiatives et engagements des citoyens, ils favorisent les contributions volontaires permettant de cultiver la convivialité et la fraternité, ils aident les gens à monter des projets pour rendre les voisinages bienveillants, ouverts, solidaires et attentifs… Et ainsi, sans dépenses supplémentaires, on dispose des forces assurant à notre système de protection sociale richesse des relations, mixité sociale, entraides et engagements solidaires, autant d’apports dont nous manquons aujourd’hui si cruellement. » Jean-François Serres observe que « notre société, qui crée cette misère de l’isolement en raison de l’individualisation qui la caractérise, n’a pas perdu ses valeurs (…), du sacré, de la morale, même si ce n’est pas exprimé ouvertement. Comment ces valeurs-là sont-elles produites ? Comment perdurent-elles ? » C’est un mystère pour lui. Il cite en exemple le mouvement des aidants, que son père ne connaît pas. Le fils précise : « on appelle “aidant” quelqu’un qui accompagne de façon importante pendant un temps donné un proche affaibli. Par exemple une fille qui est auprès de sa mère atteinte de la maladie d’Alzheimer, qui prend du temps pour cela et l’aide dans les gestes de la vie quotidienne. Une réflexion importante se développe autour du statut et des droits des aidants. Leur situation est difficile à vivre et ils sont souvent isolés (…). Comment la société organise-t-elle ces temps d’humanité dans un monde où, du fait de la mobilité et de l’individualisation, les entourages familiaux sont beaucoup moins à même qu’autrefois de faire face à ces difficultés ? Et où l’aidant familial est plus seul qu’il ne l’était autrefois. Michel Serres répond : « il y a donc un paradoxe : en aidant, je ne suis plus seul ; mais si je reste seul à aider sans cesse la même personne, je m’isole gravement. Voilà un excellent résumé de notre échange. »
Serres JF et Serres M. Solitude, dialogue sur l’engagement. Paris : Le Pommier. Septembre 2015. ISBN : 978-2-7465-0912-2. www.editions-lepommier.fr/ouvrage.asp?IDLivre=739.