Recentrage

Édito

Date de rédaction :
15 février 2013

François Hollande ne va pas manquer de lecture. Dans la seule journée du 11 mars, trois rapports sur le vieillissement se sont accumulés sur son bureau de l’Élysée. Jean-Pierre Aquino, président de l’Association internationale francophone de gériatrie et gérontologie (et conseiller technique à la Fondation Médéric Alzheimer) lui a remis les résultats de la mission d’étude qui lui avait été confiée sur « Avancée en âge, prévention et qualité de vie » (Documentation française, mars 2013, 132 pages). Luc Broussy, conseiller spécial « personnes âgées » du candidat-président pendant la campagne électorale de 2012, lui a livré le fruit de la réflexion qu’il a menée, avec les neuf membres de sa mission interministérielle, sur « L’adaptation de la société au vieillissement de sa population : France, année zéro » (ibid., 202 pages). Martine Pinville, députée socialiste de la Charente, lui a rendu compte enfin de son enquête nationale et internationale intitulée « Relever le défi politique de l’avancée en âge » (ibid., 81 pages). Au total, plus de quatre cents pages à dévorer (et à méditer), sans compter le rapport annuel de Jean-Claude Delarue, contrôleur général de lieux de privation de liberté, qui s’est autorisé une incursion assez éprouvante dans les EHPAD, – établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (www.cglpl.fr, février 2013).

Toute la presse a largement cité et commenté ces passionnants documents. Aussi nous semble-t-il intéressant de scruter également des sources moins évidentes et qui, peut-être, nous en diront beaucoup sur les évolutions de notre regard.

De mois en mois, la personne malade apparaît ainsi de plus en plus comme un individu, avec une sensibilité trop longtemps méconnue, voire comme un citoyen, avec une capacité et des droits trop souvent bafoués.

Un mot, un concept presque nouveau, résume ce recentrage : la « fragilité ». « C’est l’expression la plus problématique du vieillissement de la population (…) – une conséquence d’un déclin cumulé de nombreux systèmes physiologiques au cours de la vie », rappelle un article du Lancet (8 février 2013). La fragilité devient, selon le rapport Aquino, « la cible essentielle de la perte d’autonomie évitable ». Ce concept « agrège un ensemble de déterminants (médicaux, sociaux, environnementaux) dont certains sont réversibles ». D’où la nécessité de « susciter une prise de conscience de la part des personnes âgées elles-mêmes et des professionnels, de « former les acteurs du secteur sanitaire, médico-social et social au repérage de la fragilité (…), d’harmoniser les pratiques (…), de définir des protocoles d’intervention ciblés… » (op. cit.).

Un exemple concret nous en est donné avec l’importance que prennent en clinique, chez les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ou d’une démence apparentée, les difficultés à l’endormissement et les troubles du sommeil. « Face à l’insuccès fréquent  des thérapies médicamenteuses et aux incertitudes de certaines approches non médicamenteuses », un médecin coordonnateur et une psychologue d’un EHPAD de Seine-et-Marne ont expérimenté un accompagnement original des résidents, le dispositif Noctambule (qui a reçu un prix de la Fondation Médéric Alzheimer) : après le repas du soir, les résidents qui ne parviennent pas à trouver le sommeil sont accueillis par l’agent Noctambule, revêtu d’un pyjama, dans un lieu confortable et rassurant, où ils se retrouvent autour d’une collation et peuvent participer à des activités variant d’un soir à l’autre. L’agent Noctambule qui s’adapte, jusqu’à l’aube, à leurs besoins, les accompagne dans leur chambre quand vient enfin le sommeil (Revue de Gériatrie, février 2013 ; L’Union-L’Ardennais, 19 février 2013).

Le désir redevient une dimension incontournable de la personne malade. « Tout l’enjeu, écrit la psychologue Delphine Goetgheluck, est bien de penser un cadre d’accueil qui maintienne le patient vieillissant dans un espace relationnel propice à l’élaboration d’un projet de vie, dont on ne connaîtra a priori pas la durée, à l’accueil de son désir » (Le Journal des psychologues, mars 2013).

Dans son film Henry, nommé pour l’Oscar du meilleur court-métrage de fiction, le réalisateur Yan England questionne les rapports entre la maladie d’Alzheimer et le couple. Le sexologue André Dupras rappelle, à propos de ce film, que la personne malade « est encore en vie, malgré ses absences : (elle) demeure animé(e) par des désirs devant être assouvis dans la dignité ». Et de proposer que, dans les EHPAD, les professionnels « accompagnent les résidents désireux d’avoir une vie sexuelle active en les aidant à exprimer leurs désirs » (http://leplus.nouvelobs.com, 19 février 2013). Mais le Comité consultatif national d’éthique est formel : non à l’idée d’assistants professionnels rémunérés (Le Monde, 12 mars 2013).

Un film comme Amour, de Michael Hanecke, primé à Cannes et à Hollywood, une pièce de théâtre comme Lendemains de fêtes, de Julie Bérès, tendent à populariser le thème de l’amour qui survit à la dégénérescence du corps et de l’esprit (Le Monde, 8 mars 2013).

Le rapport de Jean-Claude Delarue pose avec éclat la question des limites de la citoyenneté : une personne résidant en EHPAD peut-elle être considérée comme « libre » ? En théorie, il n’existe ni obstacles à l’entrée ni empêchement à la sortie. Mais, en pratique, de nombreux établissements, notamment dans les unités spécialisées Alzheimer, sont fermés, pour la protection des personnes âgées elles-mêmes. Le rapport affirme donc qu’il existe un « devoir de transparence pour les familles et le grand public » et propose d’étendre la compétence du contrôleur des lieux de privation de liberté à ce nouveau territoire (op.cit.). Les organisations représentatives des institutions et personnels concernés protestent avec véhémence (www.agevillagepro.com, 5 mars 2013). Mais Emmanuel Hirsch, directeur de l’Espace national de réflexion éthique sur la maladie d’Alzheimer (EREMA), estime que le rapport « a pour mérite d’oser une question provocante que l’on éludait jusqu’à présent. Il n’est en effet pas du tout inconvenant de se demander si les EHPAD ne devraient pas justifier de contrôles exercés par une autorité indépendante qui a fait ses preuves (…), d’un souci exigeant des valeurs de la démocratie. Cette proposition (…) ne met pas en cause les professionnels qui assument souvent de manière exemplaire des missions si peu valorisées qui laissent habituellement indifférente la société » (www.espace-ethique-alzheimer.com, mars 2013).

Michèle Delaunay, ministre déléguée aux Personnes âgées et à l’autonomie, préfèrerait proposer aux résidents un « bracelet d’autonomie », délivré sur prescription médicale, plutôt que d’interdire toute sortie (La Croix, 25 février 2013). Les industriels, eux, vont jusqu’à évoquer un habitat où règneraient la domotique et les objets connectés, ce qui permettrait, selon eux, « à toute personne en perte d’autonomie de continuer à vivre dans son cadre habituel, en toute sécurité » (http://lecercle.lesechos.fr, 28 février). Mais Marie-Jo Guisset-Martinez, responsable du pôle Initiatives locales de la Fondation Médéric Alzheimer, met en garde : « Attention de ne pas transformer les maisons de retraite en quartiers de haute sécurité. (…) Aujourd’hui on voit certains établissements qui, sans rien dire aux résidents, posent des puces dans leurs chaussures pour déclencher un signal d’alarme en cas de franchissement de la porte d’entrée » (La Croix, op.cit.). Vincent Rialle, du CHU de Grenoble, Catherine Ollivet, présidente de France Alzheimer 93, et Christophe Brissonneau, sociologue, dressent une liste de questions à se poser quand on envisage de mettre en place un dispositif de suivi technologique des personnes malades. Par exemple : comprennent-elles le but de l’opération ? Leur a-t-on expliqué les différentes options ? Ont-elles exprimé le souhait de faire un essai ? (L’Essentiel Cerveau & Psycho, février 2013).

L’objectif, résume Etienne Caniard, président de la Mutualité française, est bien de « libérer la vieillesse du carcan de protection que la société fait peser sur elle » (www.ethique-clinique.com, septembre 2012).

Le rapport Aquino va encore plus loin en se fixant la citoyenneté comme objectif : « la personne avançant en âge comme un sujet de droit, citoyen authentique, acteur à part entière de sa propre destinée (…) Et non pas, ou non plus, comme une « charge » qui relèverait d’une seule obligation de solidarité, même si celle-ci doit être actionnée en cas de perte d’autonomie, de maladie ou de précarité » (op.cit.).

Mais, tempère Michèle Frémontier, directrice de la Fondation Médéric Alzheimer, « reconnaître aux personnes malades une présomption de compétence ne doit pas nous conduire à en faire les otages d’un discours bien-pensant. Il ne faudrait pas passer d’une vision stigmatisante, celle des vieux, incontinents, hors d’état de vivre et de s’exprimer, à une vision angélique qui ne tiendrait pas compte des difficultés intellectuelles ou cognitives des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer » (Gestions hospitalières, février 2013).

La meilleure preuve que le regard sur la maladie d’Alzheimer est en train de profondément changer, c’est qu’on peut aujourd’hui, au moins en Amérique, en faire… une comédie musicale. Au Centre culturel de Chicago, Avrum Krause met en scène l’histoire d’un guitariste de rock progressivement atteint de la maladie. Dans la chanson « Test de diagnostic », le protagoniste est assailli de danseurs en blouse blanche qui le harcèlent de questions dans un tourbillon incessant qui interdit toute réponse : « Qui est le président ? Où habitez-vous ? Quel jour sommes-nous ? Empilez ce cube ! Dessinez une horloge ! » (Chicago Tribune, 11 mars 2013). Quand on se met à rire du MMSE (mini mental state evaluation), on peut se dire qu’une nouvelle ère commence.

Jacques Frémontier
Journaliste bénévole