Place au vécu

Édito

Date de rédaction :
01 mars 2010

Echec : les essais de phase III, c’est-à-dire sur l’homme, de la molécule Dimebon (latrepidine) sont abandonnés. Les laboratoires Pfizer et Medivation, qui menaient cette étude sur un panel de six cents personnes, ont reconnu que leur molécule n’était pas plus efficace qu’un placebo pour améliorer les capacités cognitives. L’association Alzheimer des Etats Unis indique que le revers est sérieux : le Dimebon était la molécule qui avait atteint le stade le plus avancé avant un éventuel enregistrement. Le président de son Conseil d’orientation scientifique reconnaît que la perspective d’une mise sur le marché d’un nouveau traitement s’éloigne considérablement (www.alz.org, Associated Press, www.google.com, 3 mars).
Trois semaines plus tôt, la Food and Drug Administration américaine avait épinglé deux spots télévisés qui vantaient les résultats de l’Aricept (donépézil, des laboratoires Eisai et Pfizer) en montrant des personnes malades interagir avec leur famille, se déplacer rapidement, faire du jardinage et nourrir des animaux : « présentation trompeuse (misleading) », qui « exagère (overstates) l’efficacité du médicament, impliquant un bénéfice plus élevé que celui étayé par des preuves concluantes (substantial evidence) » (www.reutershealth.com, 19 février).
Notre vieil ami Richard Taylor, lui même atteint de la maladie d’Alzheimer, dont nous retrouvons si souvent le blog dans cette revue de presse, ne cache pas son désappointement : « Lorsque le Dimebon est arrivé, on a prétendu qu’il pourrait au pire arrêter la progression de la maladie et, au mieux, inverser les modifications cérébrales causant la démence. Maintenant ce médicament peut retourner sur les étagères des pharmacies en Russie où il est utilisé comme antihistaminique ». Et le désarroi, pour la première fois, l’emporte chez cet homme si lucide et si courageux: « depuis plus de trois ans, j’ai arrêté d’espérer que demain serait le jour où l’on pourrait me « guérir », et que le surlendemain serait le jour où l’on pourrait « ralentir la progression des symptômes » (Ageless Design, 4 mars).
A l’expression de ce désespoir que pouvons nous répondre aujourd’hui ? Que, même si les perspectives de molécule miracle s’éloignent encore, il n’en reste pas moins que, grâce aux approches non médicamenteuses, la qualité de vie des personnes malades s’améliore. Un mot à la mode (et pas tout à fait conforme aux canons de l’Académie) fait son apparition dans les articles sur la maladie d’Alzheimer : le vécu.

Le vécu des personnes malades a fait irruption, le 16 mars dernier, sur France 2, à une heure de très grande écoute : le magazine Prise directe, consacré aux Enigmes de la mémoire, a donné la parole à Fabienne Piel, quarante quatre ans, mère d’une famille nombreuse, atteinte de la maladie d’Alzheimer depuis sept ans. Son appartement est rempli de Post-it pour ne pas oublier les gestes quotidiens. Elle gagne du temps sur l’oubli en voyageant avec son mari, pour tenter de réunir le plus de souvenirs heureux avant le grand trou noir de l’amnésie (www.francesoir.fr, www.telenews.org, 16 mars).
« Je suis normal et conscient de ma maladie, dit Jean. Je surveille ce que je fais et donc je veux continuer comme ça. Je veux rester comme avant». «C’est un choc les premières fois qu’on ne sait plus faire quelque chose : les lacets qu’on n’arrive plus à attacher, les boutons… », raconte Pierre. Et Elisabeth : « C’est terrible de ne pas retrouver le chemin des toilettes dans sa propre maison…» La Fondation Roi Baudouin (Belgique) publie ainsi une série de témoignages vécus et conclut : « Notre manière de faire à leur place plutôt que de faire avec eux, de les considérer systématiquement comme incapables d’effectuer telle ou telle chose, va les convaincre qu’ils en sont bel et bien incapables… et freiner toute envie de s’y lancer » (www.kbs-frb.be, 34 février ; Fondation Roi Baudouin, Rondia K et Charlot V, Un autre regard sur la maladie d’Alzheimer et les maladies apparentées, février 2010).
Pour les médecins, pour les personnels soignants, mettre au premier plan ce vécu, c’est d’abord regarder la personne malade comme un individu unique, complexe, appartenant par toutes ses fibres à la société des vivants. Dans une consultation mémoire, par exemple, le rôle du neuro-psychologue ne se limite pas à la réalisation de tests psychométriques : le consultant doit être « considéré dans sa globalité psychique, et pas seulement sous l’aspect cognitif ; il faut apporter une attention particulière au sens de la plainte, à l’état psycho-affectif, au contexte social et familial du patient ». « Après l’annonce du diagnostic, et tout au long de la maladie, la personne malade peut être reçue soit individuellement, soit en présence de l’aidant. Il est important de consacrer du temps au recueil de la parole du patient qui a souvent l’impression que des décisions sont prises sans son avis et que sa parole n’a plus de valeur » (La Lettre de l’Observatoire des dispositifs de prise en charge et d’accompagnement de la maladie d’Alzheimer, mars 2010).
Selon une étude du centre de droit et d’éthique médicale de l’Université catholique de Louvain (Belgique), les infirmières, elles, le savent bien, qui développent une image globale (holistic picture) de leurs patients, sur laquelle s’appuie leur vision des « bons soins ». Lorsqu’elles doivent prendre une décision, elles jouent le rôle de messagères et de communicatrices de la conduite à tenir : elles jugent ainsi les décisions des médecins à l’aune de leur propre vision ; si cela concorde, elles appliquent ce qui leur est demandé ; sinon, elles résistent plus ou moins ouvertement (Int J Nurs Stud, 24 février).
L’apparition en France, depuis 2006, du « gestionnaire de cas », inspiré du case manager à l’anglo-saxonne, représente une véritable avancée dans cette prise de conscience du malade comme « personne globale ». A Paris, par exemple, la Maison pour l’autonomie et l’intégration des malades Alzheimer MAIA 75-20 regroupe cinq structures qui emploient cinq gestionnaires de cas de profils différents : assistante sociale, ergothérapeute, psychologue, conseiller en économie sociale, infirmière. Ils accompagnent trente-trois personnes malades, en vue d’élaborer, en accord avec elles et les professionnels partenaires, un plan de service individualisé (Direction(s), mars 2010).
On s’est trop longtemps contenté d’identifier la personne malade à sa maladie, c’est-à-dire d’oublier qu’elle reste, d’une certaine façon, compétente et capable de mobiliser ses ressources restantes. Une personne atteinte de troubles cognitifs conserve ses facultés d’émotion, de sensation, d’invention. C’est pourquoi les activités ludiques, festives, favorisant le maintien d’une vie sociale et affective, sont importantes pour son bien être : le véritable indicateur du succès sera toujours le sourire, le rire retrouvé sur son visage. De plus en plus d’accueils de jour offrent aujourd’hui de telles activités : musicothérapie, art-thérapie, multimédia, jeux de société, goûters, anniversaires, repas à thèmes, promenades, week-ends, etc (La Lettre de l’Observatoire, op.cit., Sortir de chez soi pour mieux vivre à domicile, mars 2010).
Le souci thérapeutique n’est jamais absent, bien au contraire. Une étude du laboratoire de neuropsychologie et cognition auditive de l’Université de Lille-Villeneuve d’Ascq, en partenariat avec l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière et une Unité INSERM de Caen, montre que les performances de la mémoire sont relativement préservées en matière musicale, malgré des troubles sévères des capacités verbales. La relation entre mémoire musicale er émotion permet donc d’envisager de nouvelles stratégies en réhabilitation cognitive (Ann NY Acad Sci, Samson S et al, The Neurosciences and Music III, Disorders ans Plasticity, 2009).

Le vécu des aidants familiaux est longtemps resté dans l’ombre : après tout, pensait-on, cela s’est toujours fait comme cela, ils ne font que leur devoir. Peu à peu cependant s’est dégagée l’idée que leur souffrance (car il s’agit bien de souffrance) se répercutait sur l’état de la personne malade ; que leur binôme était – psychologiquement, mais aussi cliniquement – indissociable.
Ceux qui aident ont trop souvent la sensation de ne jamais en faire assez. Le service de psychologie de l’Université Roi Juan Carlos, à Madrid, a mesuré le sentiment de culpabilité de deux cent quatre-vingt-huit aidants à l’aide du Caregiver Guilt Questionnaire. Cinq facteurs de culpabilité sur vingt-deux, tous facteurs de stress, expliquent 59% de la variance observée : la culpabilité de mal faire quelque chose, de ne pas se manifester suffisamment en tant qu’aidants, de se négliger, de négliger d’autres membres de la famille, d’avoir des sentiments négatifs envers d’autres personnes (Int Psychogeriatr, Losada et al, 22 février).
La Fondation Médéric Alzheimer, en collaboration avec Catherine Ollivet, présidente de France Alzheimer 93, a de son côté interviewé neuf aidants familiaux. Pour tous, la survenue de la maladie bouscule l’équilibre familial. Mais chacun s’estime la seule personne légitime pour venir en aide au proche malade : « On ne se pose pas la question si on peut ou pas aider son mari, on le fait naturellement ». Faire appel à des professionnels, à des « inconnus », apparaît dès lors comme un choix difficile à faire. La participation à des ateliers, notamment des groupes de parole centrés sur leur vécu, est perçue comme une thérapie pour faire face à la douleur. Le recours à l’accueil de jour offre un « temps pour soi », qui permet de « souffler », de « prendre quelques heures de répit » (La Lettre de l’Observatoire, op.cit., mars 2010).
De plus en plus, du reste, les besoins des personnes malades et ceux de leurs aidants sont évalués conjointement, les premiers à l’aide de l’échelle CANE (Camberwell Assessment of Needs for the Elderly), les seconds avec l’échelle CNA-D (Carers’ Needs Assessment for Dementia) : besoin d’information, de soutien relatif aux symptômes, de contact social, de suivi de la santé, de sécurité. En identifiant les besoins non satisfaits, il est possible, selon les chercheurs de l’Université Radboud de Nimègue (Pays Bas), d’améliorer significativement la qualité de vie des uns et des autres (Aging Ment Health, Scholzel-Dorenbos CJ, janvier 2010).
C’est ce qu’a clairement démontré le docteur Amit Dias, du service de médecine préventive et sociale du Collège médical de Goa (Inde), qui a reçu le prix mondial de la meilleure intervention psychosociale fondée sur des preuves scientifiques, décerné conjointement par Alzheimer’s Disease International et la Fondation Médéric Alzheimer. Ce chercheur indien a mené un essai contrôlé et randomisé auprès de quatre-vingt une familles d’aidants vivant à domicile. L’intervention consistait en un soutien psychosocial à domicile de l’aidant (informations sur la démence, conseils pour la gestion du comportement de la personne malade, évaluation psychiatrique de l’aidant) apporté par une équipe de conseillers pour les soins à domicile. Elle a conduit à une amélioration significative de la santé mentale des aidants et des troubles du comportement chez la personne malade (www.agevillagepro.com, www.silverinnings.com, 15 mars 2010 ; PLoS One, Dias A et al, 4 juin 2008, consultable gratuitement sur www.plosone.org,).
Il reste une immense gerbe de témoignages étrangement absents (ou presque) des médias en cette heure où le « vécu » semble prendre la première place : qui nous dira le poids financier, souvent insupportable, que représente pour une famille la dépendance de l’un des siens ? Le débat public continue à faire rage : qui doit payer ? Le gouvernement promet des Etats généraux de la dépendance en octobre. Et l’engagement d’une réforme aussitôt après celle des retraites, c’est-à-dire à l’automne (Les Echos, 11 mars). Gageons que les médias trouveront alors d’innombrables voix pour nous parler aussi de cette souffrance-là…

Jacques Frémontier
Journaliste bénévole