Patience ?
Édito
« Patience, patience ! », c’est désormais le maître mot pour les huit cent mille personnes qui souffrent en France de la maladie d’Alzheimer. Un an et demi après la fin du troisième plan qui, malgré ses retards, passait pour un modèle aux yeux de la plupart des pays européens , le nouveau plan, élargi à l’ensemble des maladies neurodégénératives, n’a toujours pas vu le jour. Laurence Rossignol, secrétaire d’État aux Personnes âgées, vient d’annoncer que la future loi sur l’adaptation de la société au vieillissement, dont le Parlement doit discuter à la rentrée, ne pourra pas entrer en vigueur avant le milieu de l’année prochaine. Quant à la grande loi sur la dépendance, promise successivement par les présidents Sarkozy et Hollande, elle « ne pourra intervenir que lorsque le redressement des finances publiques, engagé par le gouvernement, aura produit les effets que nous en attendons » (Actualités sociales hebdomadaires, 9 juillet 2014).
Les nouvelles qui parviennent de la recherche médicale ne sont guère plus encourageantes. La confiance que certains semblaient nourrir envers les marqueurs du liquide céphalo-rachidien paraît de plus en plus entamée : dans un même laboratoire, une deuxième analyse de contrôle sur un même lot aboutit à des résultats très sensiblement différents (PLoS One 2014, 24 juin). Avec les critères actuels, « un tiers des patients sont diagnostiqués à tort » (www.pourquoidocteur.fr, 1er juillet 2014). Un groupe d’experts internationaux, mené par le Pr Bruno Dubois (Pitié Salpêtrière, Paris), affirme aujourd’hui que ces critères doivent être affinés (Lancet Neurology, juin 2014). Une équipe américaine a montré que le diagnostic de déficit cognitif léger pouvait même être réversible dans un quart des cas (American Medical Directors Association, 19 juin 2014).
Pourtant l’heure n’est pas au pessimisme : des progrès sérieux se font jour, qui donnent, malgré les apparences, de nouveaux espoirs aux personnes malades.
Les technologies, qui paraissaient jusqu’ici s’éterniser dans la phase expérimentale, semblent, pour certaines d’entre elles, accéder enfin au stade des premières applications pratiques. Le projet e-monitoring, par exemple, au CHU de Limoges, vise à développer un système d’aide à la supervision des résidents en EHPAD (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes). Ce système comprend un logiciel qui utilise des données provenant de détecteurs intégrés dans l’installation électrique qui vont en continu rendre compte de l’environnement, du comportement et de certains paramètres physiologiques des résidents.. Après traitement de l’information, un autre logiciel fournit au personnel des analyses sous forme d’alarmes et de tableaux de bord. Le personnel a été associé à la conception du projet et le cahier des charges élaboré en association avec le comité d’éthique du CHU (http://hal.archives-ouvertes.fr, 26 juin 2014).
La capacité à s’orienter dans l’espace décline très tôt chez les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, ce qui constitue une cause majeure d’entrée en établissement. Une équipe de l’Université d’Ulm (Allemagne) a mis au point une technique d’assistance par une sorte de GPS qui a permis aux participants de l’expérience de trouver leur chemin de façon autonome dans la moitié des cas (Journal of Alzheimer’s Disease, 23 juin 2014).
Des chercheurs italiens ont travaillé avec des professionnels du secteur médico-social et des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, ainsi qu’avec leurs aidants, pour définir leurs besoins et leurs exigences et identifier les conditions d’acceptabilité et d’aptitude à l’utilisation d’un système de capteurs pour l’assistance à domicile. Le système a permis aux aidants de suivre en continu l’état de santé, la sécurité et les activités quotidiennes des personnes malades (American Journal of Alzheimer’s Disease and Other Dementias, 20 juin 2014).
Les interrogations de tous ces chercheurs sur les limites de leur propre travail montrent bien que l’on aborde aujourd’hui une nouvelle phase, plus ouverte aux considérations pratiques en même temps qu’aux questionnements éthiques. « Il y a un foisonnement de technologies et d’aides destinées à pallier une déficience ou une perte d’autonomie. Il n’y a plus de limites techniques, écrit le directeur du Centre d’expertise nationale des technologies de l’information et de la communication pour l’autonomie (CENTICH). En revanche, la question de l’usage reste posée. Quel produit proposer ? Pour quel handicap ? À quel moment ? L’offre doit être structurée et encadrée afin de permettre aux usagers et aux gestionnaires d’être accompagnés dans leurs choix. » Le sociologue Alain Roquejoffre a participé à l’évaluation d’un système domotique comprenant des systèmes d’alerte et de communication reliés à un centre de télé-assistance, ainsi qu’un chemin lumineux sur les trajets les plus courants du domicile. Le risque de chute est divisé par trois, ce qui reste la principale préoccupation des aidants. En revanche, les personnes malades ont exprimé des inquiétudes sur le caractère intrusif d’un tel dispositif, qui risque, selon elles, d’accélérer leur placement en institution (Direction(s), juillet-août 2014).
La prise en compte, chaque jour plus importante, de la personne malade dans sa globalité physique et psychique constitue l’autre source de relatif optimisme. Chacun des cinq sens entre désormais dans la ronde des thérapeutiques. « La maladie d’Alzheimer peut être à l’origine de changements dans la capacité de la personne à interpréter ce qu’elle voit, entend, goûte, sent ou ressent. Elle doit être évaluée périodiquement par un médecin pour vérifier si ces changements peuvent être corrigés », constate l’Institut national américain du vieillissement, qui met à jour son guide sur la sécurité domestique.
En ce qui concerne la vision, « c’est l’interprétation précise de la scène visuelle qui devient difficile à interpréter en raison des altérations cérébrales (…) Que faire ? Créer des contrastes de couleur entre les sols et les murs pour aider la personne à voir la profondeur, limiter la confusion en utilisant des revêtements de sol de couleur uniforme (…) ; marquer le nez des marches d’escalier par des bandes adhésives de couleur pour matérialiser les changements de hauteur », etc. (National Institute on Aging, Home Safety for People with Alzheimer’s Disease, mis à jour 31 mars 2014). L’audition ? « Éviter le bruit excessif dans la maison, notamment en n’allumant pas en même temps la chaine stéréo et la télévision ; être sensible au volume du bruit extérieur (…) ; éviter de réunir un grand nombre de personnes au domicile si la personne malade montre des signes d’agitation ou de souffrance psychologique au sein d’une foule » (ibid.). Le goût ? « Cacher tous les condiments (…) pour éviter l’irritation de l’estomac et autres problèmes de santé ; mettre en sécurité le dentifrice, le parfum, les lotions (…) qui pourraient être considérés comme de la nourriture par la personne malade », et une dizaine de recommandations de la même espèce (ibid.).
Toutes les techniques qui relèvent de l’art-thérapie participent de l’idée que les sensations, les émotions, les plaisirs esthétiques peuvent s’insérer dans un accompagnement thérapeutique de la personne malade et contribuer à son mieux-être. « Les activités artistiques, centrées autour de la musique, du théâtre, de la peinture, de la danse, de la photographie, du clown, sont des approches non médicamenteuses particulièrement privilégiées qui ne mettent pas la personne en situation d’échec, car elles ne mobilisent pas directement ses capacités cognitives, comme la mémoire, le langage, le raisonnement et la logique », écrit Marie-Odile Desana, présidente de France Alzheimer. « L’art-thérapie aide les personnes à réagir, en les encourageant face à l’épreuve à laquelle la maladie les confronte, explique le psychiatre Jean-Pierre Klein Elle fait appel à leurs forces de vie résiduelles (c’est-à-dire aux investissements passés dans leur profession ou dans leurs loisirs), mais aussi à leurs forces de vie réactionnelles (de protestation contre l’empiètement des fondements de leur personnalité). Ou encore à leurs forces de vie de réappropriation (à défaut de trouver un sens aux phénomènes qui troublent le cours de leur existence, les participants essaient de s’en saisir en les figurant) » (www.francealzheimer.org, juillet 2014).
La musique se révèle un domaine d’intervention particulièrement efficace. Pour Pilar Garcia, chanteuse, guitariste et musicothérapeute, « portée par le groupe, la personne vieillissante trouve une créativité à fleur de peau, comme si elle avait retrouvé une part des rêves de l’enfance (…) A l’écoute d’un air connu, d’une ritournelle populaire, les visages s’éclairent, les regards deviennent plus expressifs, les bouches s’ouvrent plus largement pour faire sortir les voix » (ibid.). L’association Music’O seniors fait entrer l’opéra dans des établissements médico-sociaux en y organisant des concerts avec de jeunes artistes lyriques : les personnes malades accompagnent sans complexe les airs de Carmen ou de La Veuve Joyeuse (ibid.).
À Charleroi (Belgique), le Centre public d’action sociale met en œuvre des séances d’improvisation théâtrale auxquelles participent des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, ce qui leur permet de « puiser des ressources insoupçonnées et de les exploiter ». « À chacun son vécu, son histoire. Quand le sujet accroche, les réactions sont imprévisibles, les souvenirs remontent », note une organisatrice (www.lesoir.be, 30 juin 2014). En Aveyron, une comédienne a travaillé pendant un an et demi pour monter la pièce de théâtre Puzzles, qui a permis à dix-huit personnes malades et à leurs aidants de monter sur scène au cours de quatre représentations. La souffleuse, véritable personnage, « gardienne des mémoires troublées », guide, écoute, rassure et souffle les mots qui ne viennent pas (www.francealzheimer.org, op.cit.).
La peinture ou la danse constituent, elles aussi, des moyens d’approche efficaces qui peuvent aider à libérer des capacités résilientes et à créer, grâce à des éclairs de mémoire retrouvée, d’intenses moments de plaisir.
L’Australienne Christine Bryden est peut-être le plus bel exemple de la vie qui continue avec et malgré la maladie. Trois ans après son diagnostic (il y a près de vingt années), elle s’est mariée. Elle a écrit deux livres. « C’est difficile d’être courageuse, dit-elle aujourd’hui dans une interview, quand toute capacité de l’être semble perdue. Doucement mais sûrement je me suis adaptée, même si c’est difficile de continuer à aller de l’avant, parler et écrire, et même penser (…) Je veux que chacun soit courageux et je veux que la société nous accepte comme des personnes qui méritent le respect et la dignité (…) j’ai perdu beaucoup de mon cerveau, mais vous ne pouvez pas le voir, et j’essaie très fort de le compenser pour que les gens supposent que je vais bien. » (www.net.au, 1er juillet 2014).
Jacques Frémontier
Journaliste bénévole