Parole

Édito

Date de rédaction :
25 mars 2011

 En cette année Mediator, la nébuleuse du médicament connaît parfois quelques turbulences. Les thérapeutiques biomédicales de la maladie d’Alzheimer n’échappent pas toujours à ces alertes.

  Prenons pour exemples deux molécules particulièrement symboliques de la lutte contre cette maladie : la mémantine et l’Aricept. L’efficacité de la première est plus que jamais contestée dans un nombre important de cas. Des experts des Universités de Californie du Sud, de l’Institut de santé publique de Cambridge et du groupe Cochrane de l’Université d’Oxford dressent, au terme de trois essais cliniques, un constat plus que mitigé : au stade léger, la mémantine n’est pas plus efficace qu’un placebo ; au stade modéré, la différence d’efficacité par rapport au placebo reste faible (Archives of Neurology, 11 avril).

  Quant à l’Aricept, il se heurte à une pétition de l’association Public Citizen de Washington auprès de l’agence de sécurité sanitaire américaine pour qu’elle retire du marché la formulation à vingt-trois milligrammes, récemment autorisée, – alors que le brevet du comprimé à dix milligrammes vient de tomber dans le domaine public. Le directeur de la recherche de Public Citizen a mis en avant que ce dosage fort pouvait entrainer des effets secondaires graves (www.aboutlawsuits.com, 20 mai ; www.agevillage.com, 23 mai).

  L’avenir n’est pas beaucoup plus encourageant. Même si les molécules actuellement en essai clinique de phase III (à grande échelle chez l’homme) réussissent à apporter la preuve de leur efficacité, ces médicaments n’éradiqueront pas la démence. Sans apporter d’effet curatif, ils pourraient contribuer à prolonger la durée de vie avec la maladie mais il est improbable que ces molécules arrivent sur le marché avant 2020. Ce sont quelques-unes des conclusions d’un groupe de prospective biomédicale réuni par la Fondation Médéric Alzheimer (Journal of the American Geriatrics Societies, 13 avril).

  On ne s’étonnera donc pas que la planète Alzheimer s’ouvre, de plus en plus, à d’autres perspectives.

  « Changer de mode de vie, d’alimentation, pratiquer une activité physique et sportive, engager un travail avec un psychologue… Pourquoi ces initiatives trouvent-elles difficilement leur place dans la prise en charge médicale alors qu’elles sont complémentaires aux traitements médicamenteux ?  Comment un déséquilibre aussi important peut-il exister dans le recours à ces thérapeutiques, comparé aux traitements médicamenteux qui sont davantage mis en exergue dans l’opinion du public et des professionnels de santé ? » Ce n’est pas la Fondation Médéric Alzheimer qui pose, comme à son habitude, cette intéressante question, mais la Haute autorité de santé (HAS), à la demande de la direction de la Sécurité sociale du ministère de la Santé (www.has-sante.fr, 7 juin).

  Et la Haute autorité de pousser plus loin encore cette véritable révolution culturelle. Elle propose de réfléchir à « l’évolution de la façon dont la collectivité (professionnels et patients) se représente la notion de traitement. Les représentations collectives sont, à l’heure actuelle, principalement centrées sur l’action médicamenteuse dans une perspective curative. Il importe de promouvoir une conception plus globale de la notion de traitement dans laquelle les prises en charge médicamenteuses et non médicamenteuses apparaissent comme complémentaires dans un objectif à la fois curatif et préventif » (ibid.).

  On ne saurait mieux dire.

  De nombreuses voix commencent à se faire entendre qui traduisent la même préoccupation. « Aucune spécialité médicale n’a l’expertise pour répondre à la complexité des problèmes cognitifs, physiques, sociaux et émotionnels associés à la démence », constatent, par exemple, Jacob Grant et ses collègues du département de psychologie de l’Université de Victoria (Colombie britannique, Canada). Et de préconiser une approche multi-disciplinaire de la maladie (Journal of Multidisciplinary Healthcare, 2011 ; 4).

  Les personnes malades sont souvent déjà prêtes à entendre ce discours. Peter Mittler est professeur émérite de psychologie clinique à l’Université de Manchester (Grande Bretagne). « En tant qu’ancien chercheur, écrit-il dans un éditorial de la revue Dementia, je salue l’engagement dans la recherche. Mais en tant que personne atteinte de la maladie d’Alzheimer, je m’interroge sur le degré de priorité donné à la recherche bio-médicale par rapport à la recherche qui améliorerait la vie quotidienne et la qualité de vie des personnes atteintes de démence » (Dementia, 11 mai).

  Le principe est donc en train de s’afficher, ce qui constitue déjà un indéniable progrès. Mais quand commencera-t-il à se traduire dans la réalité de tous les jours ? A quand les ordonnances d’ergothérapie ou de musicothérapie remboursées par la Sécurité sociale ?

  Peut-être du reste le débat est-il en partie biaisé. Quand les autorités osent enfin parler de thérapeutiques non médicamenteuses, sans doute gardent-elles en réserve une restriction mentale : il faut, bien sûr, que ces modes de soin soient préalablement évalués. Mais que se passe-t-il quand l’avantage pour les personnes malades n’est pas évaluable ?

  Est-ce que l’on peut, par exemple, vraiment évaluer (c’est-à-dire, d’une certaine façon, quantifier), la supériorité éthique de telle ou telle pratique ? « La Fondation Médéric Alzheimer, rappelle son président, Bruno Anglès d’Auriac, a été amenée à expliciter les règles d’éthique qu’elle souhaite voir respecter dans les études auxquelles elle apporte son soutien ». Quand des personnes présentant des troubles cognitifs y sont impliquées, « il faut en particulier prendre en compte tous les risques que cette participation peut faire peser sur le bien-être, l’estime de soi, l’intimité ou la vie privée des personnes et de leur entourage ». Dans cet esprit, la Fondation « estime qu’un cadre d’éthique de la recherche commun à l’ensemble des disciplines des sciences humaines pourrait permettre de sensibiliser les chercheurs et les conduire à se poser les question en amont » (www.espace-ethique-alzheimer.org, www.fondation-mederic-alzheimer.org, mai 2011).

  C’est ainsi que la très sélective revue scientifique Nature ouvre ses colonnes à l’éthique du consentement éclairé des personnes atteintes de troubles cognitifs pour la recherche sur la maladie d’Alzheimer (Nature Reviews Neurology, 24 mai). Ou encore que le service de gériatrie de l’Université de Lausanne propose aux professionnels un guide éthique en huit étapes sur l’alimentation artificielle des personnes âgées en incapacité grave » (Journal of Parenteral Nutrition, mai-juin 2011).

  On en arrive même parfois à des perspectives et des interrogations qui ne vont pas sans rappeler le 1984 de George Orwell : le Human Brain Project, en quête de financements européens, ne vise à rien de moins qu’à modéliser le cerveau humain sur un super-calculateur, capable de faire un milliard de milliards d’opérations par seconde. Le neurobiologiste français Jean-Pierre Changeux, qui s’est associé à ce projet  en tant que responsable des dimensions éthiques, n’élude pas le risque d’une « manipulation des conduites humaines », d’un accès au « contrôle des pensées ». « Si on est capable de simuler un comportement, dit-il, on est aussi capable de le manipuler » (AFP, www.google.com, 19 mai).

  Mais les moins évaluables, les moins quantifiables des thérapeutiques psychosociales, ce sont peut-être celles qui tournent autour de la notion de plaisir. C’est pourtant, paradoxalement, l’Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux (ANESM) qui introduit ce concept dans son étude sur « l’accompagnement pluridisciplinaire au bénéfice de l’aidé, de l’aidant et du lien aidant-aidé, dans les structures de répit et d’accompagnement ». Parmi les critères de la pertinence des interventions et de leurs effets, notons « l’autonomie, le plaisir de faire et la valorisation de la personne, le bien-être psychique de l’aidé et de l’aidant ». « L’individu se caractérise par sa singularité (…) Aussi les réponses à apporter aux besoins/désirs des personnes (de soins psychiques, de lien social, de réhabilitation) sont-elles à personnaliser » (www.anesm.sante.gouv.fr, mars 2011).

  « Il est possible d’être malade et cependant d’être dans un état de bien-être. C’est ce sens du bien-être que visent les initiatives artistiques pour les personnes atteintes de démence », écrivent Katie Salisbury et ses collègues du centre de développement de services pour la démence de l’Université de Bangor (Pays de Galles). Outre une amélioration de la qualité de vie (à travers l’irruption du principe de plaisir), ces programmes apportent une aide à la communication non-verbale, à la réminiscence, à la re-découverte d’un certain sens de l’identité (Journal of Dementia Care, mai-juin 2011).

Un mot, peut-être, nous fournit le mot-clé de toutes ces nouvelles démarches : le mot « parole ».

C’est à juste titre, en effet, que l’Espace national de réflexion éthique sur la maladie d’Alzheimer la définit comme « maladie de la communication » (www.espace-ethique-alzheimer.org, mai 2011).

  Parole des personnes malades, qui sont, -il faut en faire l’hypothèse- capables de « parler pour elles-mêmes » (P. Mittler, in Dementia, op.cit.): il s’agit toujours d’écouter, mais aussi de décrypter et de respecter. 

  Parole des soignants et des aidants : il convient de mener une réflexion sur la façon de dire ou ne pas dire, ou d’exprimer en ne disant pas.

  Parole sur la maladie et les personnes malades : sans doute faudrait-il commencer par réviser notre vocabulaire, par bannir ce que le sociologue Bernard Ennuyer appelle les « mauvais mots », ceux qui aboutissent à stigmatiser. Par quel mot remplacer « dépendance » ? (www.lejdc.fr, 21 mai 2011).

Jacques Frémontier
Journaliste bénévole