Neurone embrouillé ?
Édito
Le « neurone embrouillé » (The Tangled Neuron) est le nom d’une nouvelle rubrique du blog Mythe Alzheimer qui publie des articles sur la perte de mémoire, la maladie d’Alzheimer et la démence, rédigés par un non spécialiste. Ce pourrait être aussi la formule qui résumerait le mieux, en ce début d’année, l’état d’esprit des medias dans leur approche de la maladie et des personnes qui en sont atteintes.
« Embrouillée », la définition même de la maladie. On se souvient que le professeur Dubois et son équipe avaient proposé de nouveaux critères diagnostiques, qui permettaient selon eux de déterminer la présence de l’affection plusieurs années à l’avance. Des chercheurs de l’Institut Karolinska de Stockholm (Suède) ont comparé, chez les mêmes patients, les méthodes de diagnostic habituelles et les nouveaux critères. Ils en ont conclu que ces derniers ne seraient valides que chez 55% des personnes présentant une maladie d’Alzheimer caractéristique (http://mythe-alzheimer.over-blog.com, 15 décembre 2010; Dement Geriatr Cogn Disord, Oksengard AR et al, 16 octobre 2010).
« Embrouillé », le regard que nous portons sur les personnes malades. Et ce sont celles-là, tout justement, qui le disent avec force, dans une enquête menée par une philosophe pour le compte de la Croix Rouge française, à partir d’un guide d’entretien élaboré à l’hôpital Sainte-Périne de Paris. « C’est idiot, mais on n’est pas un objet (…) La personne est âgée, mais elle reste une personne (…) On n’est pas des bouts de bois, on n’est pas encore morts » (Le Mensuel des maisons de retraite, novembre 2010).
La personne malade, nous le répétons de mois en mois, est un individu singulier, avec une histoire de vie, une personnalité, qui dépassent toujours les cadres pré-établis. De cette affirmation incontournable découlent des règles de conduite à la fois thérapeutiques et éthiques qu’il faut sans cesse, re-discuter, re-définir, pour mieux les mettre en pratique.
Tout le monde ne présente pas le même risque de démence. La personnalité de chacun joue un rôle déterminant dans la survenue de la maladie. Jean-Pierre Clément, psychogériatre au Centre Esquirol de Limoges, et Marie-Pierre Teissier, endocrinologue au CHU Dupuytren de la même ville, ont réussi à combiner des variables catégorielles et dimensionnelles de la personnalité avec des paramètres biologiques (activité sérotoninergique basse, neuroplasticité déficiente, anomalies du cortisol) pour définir des profils vulnérables (Psychol NeuroPsychiatr Vieil, décembre 2010).
Nous savons tous que les informations qui nous concernent personnellement sont mieux retenues dans notre mémoire que les autres, celles qui n’ont aucune résonance intime. Jennifer Lalanne, Pauline Grolleau et Pascale Piolino, du laboratoire de psychologie et neuropsychologie cognitives de l’Université Paris Descartes, montrent que l’effet de référence à Soi est un phénomène très consistant qui se traduit par une meilleure mémorisation d’un matériel lorsque celui-ci est encodé en lien avec notre propre identité. Or cet effet persiste chez les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, bien que les patients présentent dès le stade débutant des troubles de mémoire antérograde et rétrograde importants qui altèrent leur modèle d’identité et d’intégrité, c’est-à-dire leur Soi (ibid.).
« Comment être quand je ne sais même plus qui je suis ? », s’interroge Catherine Ollivet, présidente de France Alzheimer 93. Et d’énumérer toutes les identités, divergentes ou contradictoires, que les bien-portants attribuent à la personne malade : « démente », pour le médecin généraliste, « Alzheimer » ou « corps de Lewy » ou « démence fronto-temporale » pour le neurologue, « complètement folle » pour la voisine, « usagère » pour l’hôpital, « résidente » ou « dépendante » pour l’EHPAD, « GIR 2 » pour le Conseil général… C’est ainsi que l’on devient « un être aux multiples identités sous le regard pourtant bienveillant des uns et des autres, mais un être sans nom ». Et pourtant, affirme-t-elle, « tu es… toi, toujours homme, plus que jamais homme dans ta vulnérabilité » (www.espace-ethique-alzheimer.org, 16 décembre 2010).
Le cas des malades jeunes pousse cette aporie à son ultime limite. Ils étaient huit mille en 2007. Or la majorité des structures accueillant les patients souffrant de maladie d’Alzheimer ou de maladie apparentée sont des établissements pour personnes âgées, réglementairement dédiés aux personnes de plus de soixante ans. Une première enquête, menée par le Centre national de référence pour les patients jeunes atteints de maladie d’Alzheimer (CNR-MAJ) et par la Fondation Médéric Alzheimer, dans le cadre de la mesure 18 du Plan Alzheimer, a permis de dresser un état des lieux. Moins de 3% des personnes concernées vivent en institution. 80% des structures s’estiment mal adaptées pour les accueillir, en raison du manque de formation des équipes, de l’inadaptation des locaux, du type d’animation proposé et des difficultés liées à la cohabitation avec les autres résidents. Un des rares établissements ayant fait le pari de les prendre en charge souligne l’importance de connaître l’histoire de la personne avant sa maladie et de veiller à une alliance famille-soignants, afin de favoriser au maximum une vie affective. Un colloque national sur ce problème se tiendra en mai 2011, des préconisations devront être formulées pour une mise en œuvre en 2012 (La Lettre de l’Observatoire des dispositifs de prise en charge et d’accompagnement de la maladie d’Alzheimer, décembre 2010 ; www.fondation-mederic-alzheimer.org, 21 décembre ; Actualités sociales hebdomadaires, même date).
Cet impératif d’individualisation, ou de personnalisation des cas, impose, bien sûr, un certain modèle de soins. Pour la Haute Autorité de Santé, par exemple, les neuroleptiques constituent une mauvaise réponse à une situation clinique de gestion difficile – les troubles du comportement dits perturbateurs -, mais pour laquelle existent des alternatives. L’objectif est de diviser par trois la prescription de ces médicaments (www.has-sante.fr, octobre 2010).
De même, si la technologie au service de la domotique peut permettre le maintien à domicile et assurer le bien-être des patients, certaines techniques sont facteur d’isolement, voire d’une forme de maltraitance par absence de chaleur humaine. Le lien social est primordial en matière de lutte contre la dépendance. Il importe de ne pas tomber dans le piège du tout technologique, qui ne laisserait plus rien d’humain (www.seniorscopie.com, 9 décembre 2010).
L’instauration du gestionnaire de cas, inspiré des case managers anglo-saxons, a justement pour but de ré-introduire de l’humain : il définit, pour chaque personne malade, un plan de services individualisé, basé sur les besoins dûment identifiés, il organise un suivi et une ré-évaluation périodique. En juin dernier, huit cent cinquante malades et leurs proches avaient bénéficié d’un tel traitement, chaque gestionnaire ne pouvant s’intéresser à plus de quarante cas. Ils sont soixante aujourd’hui, ils devraient être mille en 2012 (La Lettre de la CNSA, décembre 2010).
« Les personnes souffrant de la maladie d’Alzheimer ou d’une maladie apparentée, quel que soit leur âge (c’est nous qui soulignons), ne peuvent se définir uniquement par leur maladie et par les pertes qu’elle provoque, rappelle la Charte Alzheimer Ethique et Société 2010. Elles doivent bénéficier des mêmes droits que tout citoyen dans l’accès à des soins compétents et de qualité, la compensation de leurs handicaps, le respect de leur dignité de personne humaine, l’écoute de leurs attentes » (www.espace-ethique-alzheimer.org, op.cit., www.agevillagepro.com, www.hopital.fr, 13 décembre 2010).
Il en résulte, comme le souligne Fabrice Gzil, de la Fondation Médéric Alzheimer, que la parole de l’autre, – la personne souffrante -, doit toujours bénéficier d’une présomption de validité. Interrogeons-nous, dit-il, sur la validité du degré de compétence que nous lui reconnaissons : « la tentation est grande de la considérer comme lucide lorsque sa réponse va dans le sens que nous souhaitons… et de l’invalider lorsqu’elle s’oppose à ce que nous considérons comme lui étant nécessaire pour son bien ou dans son intérêt » (www.espace-ethique-alzheimer.org, op.cit.).
Pour le neuropsychiatre Michel Poncet, président de l’Institut de la maladie d’Alzheimer à l’hôpital de La Timone à Marseille, la vie, même quand on est dépendant, peut garder tout son sens. Au stade avancé de la maladie, le malade, qui n’est plus conscient de ses troubles ou, en tout cas, de leurs conséquences, devra être aidé jour et nuit. « Il n’a plus de devoirs, il n’a que des droits et nous, les citoyens, avons le devoir de l’aider à vivre, puis à mourir dans la dignité (Observatoire du lien entre les générations, Dépendance (IN)dépendances, septembre 2010).
Et ce devoir simple ne relève pas d’un « neurone embrouillé »…
Jacques Frémontier
Journaliste bénévole