Mémoire vive : quel est ce soi qui se dessine ?

Acteurs de l'écosystème Alzheimer

Date de rédaction :
08 juillet 2015

« Le regard porté sur le sujet “dément” » ne saurait se confondre avec un regard porté sur un être qui serait inconscient. Si la conscience de soi est altérée, elle ne l’est pas de manière massive et laisse longtemps persister une conscience du corps ainsi que des capacités d’introspection. » Mais ces personnes sont a priori vues comme « “de-mens” », c’est-à-dire privées d’esprit », écrivent Véronique Lefebvre des Noëttes, psychiatre du sujet âgé et Isabelle Fionseca, gériatre à l’unité cognitivo-comportementale du centre hospitalier Emile-Roux à Limeil-Brévannes.  « Leurs fonctions cognitives s’altèrent petit à petit, à l’aune de leur corps qui lui aussi faiblit. Pourtant, quand le soignant se donne les moyens d’un accès à l’autre, une parole pleine d’esprit émerge. Dans cette confusion du temps et des lieux, comment recueillir ces traces de leur mémoire vive, de leur vécu corporel ? » Les auteurs ont choisi le dessins de soi-même « pour objectiver ces traces d’esprit dans un corps qui se délite. » Dans l’un des dessins, « la personne se dessine comme un fantôme, le fantôme d’elle-même. Ne dit-elle pas “Que faut-il faire ? Je ne sais plus” ? Sur ces dessins, les bras sont rudimentaires, les mains comme des baguettes de tambour ne servant plus à rien, comme des épouvantails, des habits de figures humaines, des silhouettes désincarnées. Les visages sont aussi réduits aux yeux, mais dans ces yeux-là on lit aussi toute l’angoisse de ne plus se sentir “ex-ister” [au sens étymologique : sortir de, se manifester, se montrer], d’être dans un corps que l’on n’habite plus. Mais pour autant, on voit bien qu’en faisant leurs dessins, les commentaires sont autant de traces d’esprit, autant de portes ouvertes sur une parole signifiante. Ainsi, au travers du dessin d’eux-mêmes, nous avons pu montrer qu’il persiste bien un sentiment d’identité chez les personnes atteintes de maladie d’Alzheimer, même à un stade sévère. Le corps et l’esprit sont liés par une mémoire d’eux-mêmes ». Selon Francis Eustache, du laboratoire de neuropsychologie et neuroanatomie fonctionnelle de la mémoire humaine (U1077 INSERM/École pratique des Hautes études/Université de Caen), c’est bien « le soi », ce sentiment pérenne d’être et d’avoir été, qui est vivant et objectivable. Ce « soi » dessine le lien vivant, unissant ces deux instances que sont le corps et l’esprit. » Pour les auteurs, « montrer que le sentiment d’identité est préservé même dans les stades évolués de la maladie d’Alzheimer est une démarche éthique car elle demande aux soignants, aux aidants de porter un autre regard sur le patient, et c’est dans cette intersubjectivité que se lit toute la dignité de l’homme ». Ainsi, « l’esprit des déments, loin d’être de-mens et donc privé d’esprit, se révèle aux confins du cogito délité. »

Lefebvre des Noëttes V et Fonseca I. Quelles sont les traces d’esprit dans un corpos qui se délite chez les personnes atteintes de maladie d’Alzheimer ? Neurologie Psychiatrie Gériatrie 205 ; 15(88) : 236-243. Août 2015.

www.sciencedirect.com/science/article/pii/S1627483015000355.