L’isolement contribue-t-il à la survenue de maladies neurodégénératives ? (2)
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Pour Bertrand Quentin, « la mémoire se construit toujours dans une vie en commun. « Même tout seul, nous emportons en nous notre société, au sens où nous nous sommes tissés des relations aux autres qui nous ont construits. » Or « l’hyperspécialisation des disciplines médicales, la médicalisation de toute difficulté ont amené bien souvent à n’envisager les maladies neurodégénératives que sous l’angle du cerveau psychologiquement atteint, que sous l’angle du cerveau qui pose problème. Est-il si sûr que la mémoire soit un phénomène relatif au seul individu ? Interrogeons cette conception si intuitivement vissée dans nos têtes et donc si difficile à extirper. » Pour le philosophe Maurice Halbwachs, mort en déportation en 1945, la donnée immédiate de la « conscience » n’est ni la conscience individuelle ni une conscience collective, mais l’interaction entre la mémoire individuelle et la mémoire collective. Pour Bertrand Quentin, « tant que l’on imagine la mémoire comme une faculté intellectuelle portative, on ne repère pas à quel point la transplantation massive de nos vieux dans des maisons de retraite a un impact catastrophique sur leur mémoire. Beaucoup de familles ont dû se résoudre à ce que leurs vieux parents se retrouvent dans des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, ce qui n’était pas le cas de la génération d’avant. » Aristote (384-322 av. J.-C) nous dit, au premier livre de La Politique : « l’homme est par nature un animal politique, et celui qui est hors cité, naturellement bien sûr et non par le hasard des circonstances, est soit un être dégradé soit un être surhumain, et il est comme celui qui est injurié » : il n’est pas dans la nature de l’homme de vivre seul. Pour les Grecs, souligne Bertrand Quentin, « le bannissement était une peine judiciaire considérée comme très forte, puisqu’en rejetant hors les murs de la cité on faisait perdre aux exclus identité et mémoire collective des hauts faits partagés. Mais les hommes de modernité tardive que nous sommes bannissent en rejetant les vieux entre des murs où ces derniers n’auront plus l’entière responsabilité de leurs actes. L’institution, en voulant protéger, sépare du monde extérieur et abolit ainsi une forme de mémoire, la mémoire partagée. Nous avons produit des vieillards sans lieu. » Le philosophe conclut : « en omettant complètement l’aspect éminemment social de la mémoire, nous avons contribué à fabriquer des pathologies à la chaîne, auxquelles nous attribuons trop souvent une stricte cause individuelle. N’abandonnons pas nos vieux sur la planète Mars. Continuons à partager ensemble cette colonie d’esprits que forment les humains. »
Quentin B. Trou de mémoire, ou quand l’isolement produit la maladie d’Alzheimer. Gérontologie et société 2016 ; 38(149) : 66-67. Juin 2016.