Les deux musiques

Édito

Date de rédaction :
10 juin 2011

 « Money, money, money », chantait – il y a déjà longtemps – le groupe Abba. Il semble que cette vieille chanson rythme aujourd’hui plus que jamais la réflexion sur la maladie d’Alzheimer et la dépendance. Ce qui n’exclut pas des refrains nouveaux, parfois porteurs de nouveaux espoirs.

  Mais face à cette obsession du chiffre, une autre musique se fait aujourd’hui de mieux en mieux entendre, celle que voudraient bien jouer les personnes malades, trop longtemps réduites au silence des fantômes.

  Le débat purement financier n’en finit pas de traîner : combien ça va coûter ? Qui va payer ? Ni augmentation générale de la CSG, ni assurance obligatoire, mais les autres pistes « restent sur la table ». Le gouvernement semble s’orienter vers des mesures « d’urgence » en 2012, puis d’autres textes permettraient de préparer « le long terme » (Actualités sociales hebdomadaires, 1er juillet ; www.lesechos.fr, 15 et 16 juin).

  Pendant ce temps, le secteur privé choisit parfois des solutions plus radicales. Un des principaux groupes français, le groupe Korian, propose un concept de maison de retraite low cost. « On optimise essentiellement sur l’immobilier et son impact sur l’organisation du travail, cela représente près de 75% de la réduction des coûts », explique un des responsables du projet. Seize mètres carrés hors salle de bains, ce qui permettrait un tarif d’hébergement autour de soixante euros par jour : la diminution de la surface de la chambre concentre dès lors la plupart des critiques. Un débat s’engage avec le secteur non lucratif qui revendique un espace privatif minimal de vingt-trois mètres carrés, mais pour un coût d’au moins quatre-vingt-quinze euros par jour (Mensuel des maisons de retraite, mai 2011).

  Peut-être faudrait-il, du reste, élever d’un cran la discussion et passer d’une vision purement comptable à une perspective plus large, sociologique, culturelle, voire proprement philosophique. Marie-Eve Joël, professeur à l’Université Paris-Dauphine, propose ce qu’elle appelle « une économie du vieillissement ». L’étude du comportement économique des personnes âgées dépendantes et de leurs familles, remarque-t-elle, reste un sujet pour partie confidentiel dans le contexte français. La disposition à payer tel ou tel service, les arbitrages qui sont faits entre l’achat de services et le maintien de la valeur du capital familial, les variables économiques qui sont prises en considération quand une personne âgée entre en établissement sont des questions encore peu documentées. Il convient donc d’étudier finement les nouvelles solidarités intergénérationnelles si l’on ne veut pas obérer la situation future de la génération actuelle des trente à quarante ans (Documents CLEIRPPA, mai 2011).

  Roméo Fontaine, chercheur à Paris-Dauphine, rappelle que « le volume d’aide offert par la famille est entre deux et cinq fois plus important que celui offert par les professionnels ». Mais cette aide a un coût pour la collectivité : le retrait du marché du travail des personnes qui se consacrent à un proche entraine une baisse des cotisations sociales perçues et une hausse des allocations payées. « Il y a un conflit potentiel entre la volonté d’augmenter l’âge de la retraite et le fait de compter sur la famille pour prendre en charge la dépendance, ce qui implique souvent un départ précoce en retraite » (www.lagazettedescommunes.com, 24 juin 2011).

  C’est ici que peut s’insérer le rôle décisif du bénévolat. « L’accompagnement relationnel bénévole participe à la prévention de la perte d’autonomie, au maintien des personnes à domicile, favorise l’accès aux aides, aux services, aux droits et facilite l’intervention des professionnels », à condition qu’il prenne la forme d’organisation associative. « Les associations permettent de répondre à une dimension éthique du débat : mobilisation et engagement de chacun, place et respect des personnes âgées dans la société, amélioration des relations intergénérationnelles…. » (www.senioractu.com, 20 juin 2011).

  Dans cet esprit, le Haut conseil pour l’avenir de l’assurance maladie (HCAAM) rappelle que « la question posée sera in fine celle d’organiser une vision de la protection sociale autour de la personne, en partant du fait générateur premier de son état de vie, et non pas en réalité de son âge » (www.securite-sociale.fr, 23 juin 2011).

  Aussi peut-on se demander si l’on n’assiste pas aujourd’hui au début d’une véritable révolution culturelle : le réveil des fantômes.

  Celui qui sonne la charge des rebelles, c’est – comme d’habitude –Richard Taylor, docteur en psychologie qui vit avec les symptômes de la maladie depuis l’âge de cinquante-huit ans. Lui qui, depuis des années, tenait un blog sur l’évolution de sa souffrance… et sur son incroyable résistance, édite désormais une série de DVD, Be with me today, dans laquelle il s’adresse en premier lieu aux professionnels de la gérontologie, qu’il exhorte à changer de culture : « les personnes atteintes de démence sont des personnes pleines et entières et doivent être traitées en tant que telles ». Mieux encore, il lance un nouveau journal, The Voices of Dementia, pour faire entendre la voix des personnes malades à travers le volumineux courrier qu’il reçoit (www.richardtaylorphd.com, 15 juin 2011 ; The Voices of Dementia, juillet 2011).

  Est-ce seulement la personne qui est malade, ou bien la société tout entière ? La psychanalyste Françoise Daikhowski rappelle que « la maladie d’Alzheimer est une maladie du lien, du lien à l’autre, c’est une maladie qui démunit le patient » et « où il perd sa place, comme si son identité dans la famille lui échappait » (Ortho Magazine, mars-avril 2011). D’où la nécessité première, de plus en plus reconnue, de recréer du lien social, par exemple autour de l’activité artistique en accueil de jour, ou encore à travers le partage de récits sur des événements ou des expériences vécus (Fels DI et Astell AJ, Sigchi Conference papers, juin 2011).

  Il faut changer le regard de cette société malade sur la personne qui souffre, elle, d’une maladie que la société ne sait pas guérir. Le langage joue un rôle souvent redoutable : Marie-Odile Desana, présidente de France Alzheimer, s’élève ainsi contre le terme de « fugue » et préfère « parler d’errance, car ce n’est pas un départ volontaire, comme peut l’être la fugue d’un adolescent. (…) Il faut admettre que le risque zéro n’existe pas et essayer de respecter le peu d’autonomie et de liberté qui reste aux malades » (Le Monde, 22 juin). Des chercheurs américains des Universités Penn State (Pennsylvanie) et d’Akron (Ohio) ont développé des programmes interactifs pour changer l’attitude d’étudiants en médecine ou d’aidants professionnels face aux personnes atteintes de démence (Gerontologist, 10 juin ; Journal of Intergeneration Relationship, avril 2011).

  Le diable gît dans les détails. Le regard, tout justement : « un soin pratiqué sans regard et sans parole, un plateau posé en discourant avec un tiers, un changement d’environnement sans communication, tout cela équivaut à la négation de l’espace intime, à l’annulation de la personne » (Bulletin de l’association France Alzheimer Paris, juillet 2011). C’est qu’en effet, l’on a tendance à imaginer la personne malade comme souffrant de la « perte du soi ». Un non-être en quelque sorte, un fantôme. Un spécialiste australien de l’éthique, Stephan Millett, propose de rejeter ce concept du « soi » et d’adopter plutôt une approche de « bio-phénoménologie », afin de mieux comprendre la « vie intérieure » des personnes malades et de nous aider à reconnaître que, même au stade sévère, elles sont des sujets sémiotiques (capables de nous adresser des signes) d’une valeur unique (Dementia, 15 juin 2011).

  Depuis pas mal de temps, nous avons vanté les vertus de telle ou telle thérapeutique non médicamenteuse. Bernadette Puijalon, anthropologue à l’Université Paris-Est Créteil, nous appelle à élargir notre réflexion : « Pourquoi, demande-t-elle, lorsqu’on est vieux et malade, tous les aspects de la vie, notamment en EHPAD, doivent-ils être étiquetés « thérapeutiques » : musicothérapie, orthothérapie, contothérapie ? Pourquoi les professionnels doivent-ils justifier financièrement un atelier de conte ou le bénéfice d’un atelier musical en mesurant, par exemple, la diminution des déambulations ? Pourquoi le bon sens ne suffit-il pas à comprendre que ces moments servent avant tout à faire plaisir ? » (Gérontologie et société, juin 2011).

  « Faire plaisir » !  Richard Taylor ne la démentira pas, lui qui répond crânement, dans son dernier blog, à la question « Est-il heureux ? » : « J’ai décidé que c’était la mauvaise question à poser. Parfois, à certains moments, certaines heures, certains jours, la vie est bonne, et parfois un peu plus » (www.richardtaylorphd.com, 15 juin 2011).

Jacques Frémontier

Journaliste bénévole