Les couleurs de l’éthique

Édito

Date de rédaction :
01 décembre 2008

Les medias nous l’ont à cœur joie répété : une équipe française vient de démontrer que la maladie d’Alzheimer est précédée, six à douze ans en moyenne avant la définition d’un diagnostic avéré, par l’émergence successive de symptômes cliniques (AFP, fr.news.yahoo.com, 11 décembre ; Annals Neurology, 9 décembre). Selon les auteurs, les signes avant-coureurs n’ont pas besoin des nouvelles techniques d’imagerie médicale pour être identifiés. Bravo pour nos scientifiques, mais, comme le fait remarquer Jean-Yves Nau dans Le Monde, « dans le meilleur des cas, ces avancées diagnostiques, parce qu’elles ne pourront qu’aider à l’évaluation des futurs traitements, soulèveront immanquablement de nouvelles questions éthiques » (Le Monde, 18 décembre).
« Ethique » : voilà un petit mot qui revient, presque tous les mois, dans notre revue de presse. Et voici, tout justement, que Nicolas Sarkozy en fait aujourd’hui l’un des trois axes de travail commun qu’il propose à l’Europe (Dementia in Europe, 2 décembre).

De quoi s’agit-il ? « L’éthique nous dit Marie-Jo Guisset-Martinez, de la Fondation Médéric Alzheimer, est une visée, une quête quotidienne (…). Lorsque les mots s’envolent, on en vient vite à nier la capacité de la personne à comprendre ou même à exprimer sa volonté ou son refus.» Et d’énumérer une série de cas où l’interrogation éthique interpelle les soignants ou les aidants : l’annonce du diagnostic, le recueil du consentement, le refus de s’alimenter ou de se soigner, la liberté d’aller et venir, le respect de la dignité de chaque personne, de son intimité (www.agevillagepro.com, 9 décembre). C’est ainsi que la Fondation a pu soutenir et aider un certain nombre d’établissements et services qui ont résolu de confronter leurs pratiques en de véritables séances de réflexion éthique.
« Quand allons-nous arrêter de fabriquer des déments ? », s’interroge le psychiatre Jean Maisondieu, auteur de La Fabrique des exclus. Il défend une approche relationnelle, psychosociale et individuelle des personnes malades, que la société considère trop souvent comme « sans utilité sociale oui économique » (L’Est Eclair, 7 décembre). Donnons, dit-il, du sens à la démence.
La Fondation Roi Beaudouin, en Belgique, se livre, par exemple, à une critique en règle des décisions administratives ou judiciaires, basées sur des dispositions légales, qui « tombent comme des couperets » : retrait du permis de conduire, déclaration d’incapacité…, « comme si le patient atteint de la maladie d’Alzheimer perdait tout à coup certaines facultés, alors que la démence est une maladie évolutive, non linéaire, dont l’évolution varie d’une personne à l’autre » (www.kbs-frb.be, décembre 2008).
En France, la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA), qui a créé un site Internet répertoriant un très grand nombre d’aides techniques destinées à améliorer la qualité de vie des personnes âgées dépendantes, témoigne à ce sujet d’un certain souci éthique. « A partir du moment où ces technologies peuvent représenter une atteinte à la liberté, à la vie privée, à l’intégrité et, plus globalement, aux droits de la personne, nous sommes obligés de les passer au crible de plusieurs questionnements », fait remarquer l’écrivain Jérôme Pélissier dans le même dossier de la revue Soins Gérontologie consacré aux gérontechnologies (novembre – décembre 2008). C’est ainsi, par exemple, que le département du Cher, ayant lancé une expérience de géolocalisation par bracelet électronique des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, s’est entouré de nombreuses précautions éthiques : présence régulière d’un sociologue pour éviter les « détournements d’usage », délivrance du bracelet uniquement sur prescription médicale, surveillance de la Commission nationale Informatique et libertés (La Gazette Santé-Social, décembre 2008).

Mais c’est sans doute la fin de vie qui place soignants et aidants face aux problèmes éthiques les plus brûlants. « Notre travail nous confronte à la fin de l’autre, à ce qu’il en fait, à ce qu’il refuse, à ce qu’il en change et décide de léguer. Alors ne laissons pas cette dernière aventure perdre cette ultime humanité et soyons là », nous adjure Graziella Marion, psychologue dans un service de long séjour gériatrique. « La personne âgée, si démente soit-elle, a besoin que l’on croie en ce qu’elle est devenue pour trouver la force de cheminer et trouver peut-être une dernière force pour mourir » (Documents CLEIRRPA, octobre 2008).
Le député Jean Léonetti, chargé par le gouvernement d’une mission de réflexion sur l’application de la loi qui porte son nom, propose notamment d’aider les médecins à mieux répondre aux enjeux éthiques du soin, par une meilleure formation à l’éthique et aux soins palliatifs. Le renforcement des droits des malades (notamment par l’obligation de motiver les éventuels refus opposés aux directives anticipées et à la personne de confiance), la mise en place de médecins référents en soins palliatifs dans les cas les plus litigieux, l’expérimentation d’un congé d’accompagnement : voilà des mesures qui pourraient aider à humaniser la dernière épreuve. Le rapport Léonetti rappelle que cent mille personnes décèdent chaque année de la maladie d’Alzheimer. Il estime « crucial le développement de la recherche, en vue de la collecte de données plus précises et plus exhaustives, afin de mieux connaître les conditions de fin de vie » en EHPAD, études qui devraient être menées par un Observatoire des pratiques médicales de la fin de vie (www.agevillagepro.com, www.senioractu.com, 8 décembre ; www.lagedor.fr, 9 décembre).
Le Premier Ministre François Fillon, qui a déclaré partager l’essentiel de ces propositions, a souligné qu’il considérait comme fondamental pour la société d’accorder une valeur équivalente à l’accompagnement du début et de la fin de vie ; qu’il était inacceptable que quiconque puisse se trouver dans la difficulté ou l’impossibilité d’accompagner un proche vers la mort pour n’avoir pas pu, ou pas osé, arrêter temporairement de travailler (mêmes sources).
Si l’association pour le droit de mourir dans la dignité estime que « la mission accouche d’une souris », l’Alliance pour les droits de la vie se réjouit du « non explicite exprimé sur le mot euthanasie », tout en craignant un « glissement insidieux vers le faire mourir ». Claude Evin, président de la Fédération hospitalière de France, estime que moins de 40% des résidents en EHPAD sont accompagnés en fin de vie. Il propose le développement d’équipes mobiles de soins palliatifs, qui ne peuvent intervenir aujourd’hui en EHPAD. (www.agevillagepro.com, 8 décembre).
Emmanuel Hirsch, professeur d’éthique médicale à l ‘Université de Paris-Sud, souhaite, au lendemain du rapport de la mission Léonetti, « affirmer que l’existence, la dignité et les droits des personnes malades ou handicapées valent mieux que les débats indécents qui tentent d’organiser les conditions de gestion de la mort des plus vulnérables parmi nous : ceux à l’égard desquels nos obligations s’avèrent au contraire les plus fortes. Il nous faut conférer un espace d’expression publique à la réflexion consacrée au sens de la vie, à la valeur des combats de vie menés par les personnes malades et leurs proches pour préserver une existence humaine, la signification d’une histoire d’homme, en dépit de ce qui les menace » (Le Figaro, 2 décembre ; Le Figaro Magazine, 6 décembre).
Marie de Hennezel invoque un « devoir d’accompagner », qui doit, selon elle, répondre à trois enjeux : « apaiser les peurs » (peur de la douleur, peur de mourir seul, peurs culturelles) ; « rester vivant jusqu’au bout » (les personnes qui partent doivent pouvoir déposer une parole, un regard à ceux qui restent) ; éviter le deuil pathologique (« ce qui n’a pas été vécu avant le décès pèse lourdement après »). Mais la psychologue dénonce un développement inégalitaire des soins palliatifs (www.agevillagepro.com, 1er décembre).
Il n’est pas jusqu’au Grand Duché de Luxembourg qui ne soit frappé par la tempête que suscite partout ce débat. Le Grand Duc Henri a préféré voir ses pouvoirs se restreindre plutôt que d’avaliser une loi légalisant, à l’exemple de la Belgique et des Pays Bas, l’euthanasie et l’assistance au suicide. Pour éviter l’abdication du souverain, la constitution a dû être modifiée : à l’avenir, le Grand Duc ne prendra plus part au processus législatif en « sanctionnant » les lois, mais en se contentant de les « promulguer », un acte du pouvoir exécutif n’impliquant pas son accord sur le fond (www.agevillage.com, 8 et 15 décembre).

En ces derniers jours de présidence française, l’Europe ne pouvait faire moins que de se pencher sur l’un des chantiers majeurs de notre pays. Le Conseil des ministres de l’Union européenne, qui a consacré une session, le 16 décembre, aux maladies neurodégénératives liées au vieillissement, demande à la Commission d’adopter une initiative centrée sur quatre thèmes principaux, parmi lesquels les échanges de meilleures pratiques entre Etats membres sur les questions de protection et de droits des patients. Il souligne l’importance de s’assurer que les personnes malades puissent vieillir dans la dignité, de répondre aux questions éthiques posées par ces maladies et d’observer les principes de Charte des droits fondamentaux, notamment en son chapitre premier traitant de la dignité. Il appelle les Etats membres et la Commission à réfléchir sur la qualité actuelle des soins, de l’accompagnement et de l’aide aux aidants (www.consilium.europa.eu, 16 décembre).
Travailler ensemble à une meilleure compréhension de la maladie d’Alzheimer et des maladies apparentées, tel est l’objectif du projet EuroCode (European Collaboration on Dementia), qui a constitué un réseau de trente-six chercheurs de vingt pays, répartis en six groupes de travail. Le sixième groupe, mené par Dianne Gove, d’Alzheimer Europe, a notamment mené une enquête comparative sur les systèmes de protection sociale disponibles pour les personnes atteintes et leurs aidants. Ces résultats ont servi de base à des recommandations pour améliorer le soutien et pour identifier les meilleures pratiques (Dementia in Europe, 2 décembre).
Un groupe de chercheurs européens (European Alzheimer Disease Consortium), issus de cinquante-deux centres d’excellence et travaillant sur le diagnostic précoce et le traitement de la maladie d’Alzheimer, s’est réuni à Montpellier et a publié des recommandations sur les axes prioritaires de recherche, parmi lesquels les stratégies thérapeutiques (dont les interventions non médicamenteuses et leur évaluation), l’éthique et l’économie de la santé, la mise en œuvre et la validation de nouveaux traitements pour améliorer la qualité de vie des personnes malades et de leurs aidants (J Nutr Health Ageing, décembre 2008).
Un atelier européen d’éthique a réuni à Berlin, le 1er septembre, des décideurs politiques, des aidants, des spécialistes de l’éthique, des associations Alzheimer et des chercheurs. L’idée d’un réseau européen d’éthique sur la maladie d’Alzheimer et les maladies apparentées a été proposée : il s’agirait d’offrir des informations sur l’ensemble des situations conduisant à un conflit éthique dans le domaine des soins et de l’accompagnement. Recentrer sur la dignité et l’individualité, tel serait le meilleur moyen pour transformer les modèles sociétaux de la maladie (même source).

Imaginons un instant que ce rêve éthique devienne réalité. Les artistes sont peut-être les premiers à visionner, parfois même à réaliser une si douce utopie. Au bord d’une forêt, c’est l’un d’entre eux qui a installé l’atelier de peinture joliment nommé « L’Arbre à mains ». Des personnes atteintes notamment de la maladie d’Alzheimer y apprennent à peindre. Au delà des couleurs, au delà de l’oubli, il y a chez chacun de ces peintres une vie intérieure qui bat. La présence d’un monde qui n’en finit pas de se construire. Ultimes traces de beauté, ultime témoignage d’humanité (Les Couleurs de l’oubli, de François Arnold et Jean-Claude Ameisen). Faut-il s’étonner si l’un des deux auteurs est président du comité d’éthique de l’INSERM ?

Jacques Frémontier
Journaliste bénévole