Le regard et les mots (2)
Société inclusive
Blandine Prévost témoigne : « lors de ma dernière visite à papa, quelqu’un lui a dit en me voyant : « tu la reconnais ? Comment s’appelle-t-elle » ? J’aurais aimé réagir, mais la bêtise m’a clouée sur place. Papa ne parle plus. Et on lui demandait de leur répondre « Mais bien sûr, c’est Blandine, ma fille »… Son regard m’a prouvé qu’il m’avait reconnu. Comment ? Je n’en sais rien… En tant que sa fille ? En tant qu’une femme qu’il aime bien croiser car elle lui sourit ? Aucune idée, mais quelle importance ; il était heureux de me voir. Point. Cette question rejoint la phrase culte : « Tu sais qui je suis ? Allez dis qui je suis… » Et là quand on y réfléchit, on peut se demander qui est le plus fou des deux. Peut-être ne faites-vous plus partie de ma réalité, peut-être est-ce juste les mots qui me manquent pour vous nommer, ou peut-être que les mots que vous dites ne me parlent plus. Mais pitié, ne me testez pas. Il y a des professionnels qui font ça mieux que vous » : « en face de vous, regardez la personne que je suis et non la maladie qui m’habite ».
« Vivre avec cette maladie », explique Blandine Prévost, est un « triple combat » : avant tout, « ne pas perdre mes capacités, me battre pour les garder le plus longtemps possible » ; le deuxième combat est « d’accepter, car si je n’accepte pas la perte de ces capacités, alors je n’ai qu’à sombrer » : « m’accepter telle que je suis ou plutôt telle que je ne suis plus et ne serai plus. M’accepter avec tous ces moins » ; le troisième combat est « de m’inventer des solutions, m’inventer un avenir (…), trouver des solutions de remplacement ». Blandine adore la lecture, Elle peut encore déchiffrer, mais réussir à suivre l’histoire est devenu compliqué. Elle s’accroche pour continuer à lire. Elle accepte de lire des romans du rayon ados, accepte la perte de sa capacité intellectuelle. « Accepter sans en avoir honte ? C’est dur, voire impossible ! ». Et quand elle ne pourra plus lire ? Elle songe à la photographie. Elle doit mener ses trois combats sur nombre de fronts, et surtout au niveau de son mari et de ses trois enfants : « me battre pour que la vie ensemble soit la plus belle, la plus classique possible, bref que notre quotidien soit le plus normal et beau possible » ; « me battre pour accepter que je ne serai peut-être pas à leurs côtés pour les voir grandir, et les accompagner dans les étapes de leur vie » ; « me battre pour trouver des solutions innovantes, différentes, pour l’avenir, pour que notre relation perdure, qu’elle reste belle, qu’elle soit apaisée ». De ce dernier combat est né Ama Diem (aime le jour avec et malgré la maladie). Blandine Prévost explique : « je ne veux pas qu’à l’avenir, nous vivions côte à côte sous le même toit, que le poids de ma dépendance pèse sur leur vie, jusqu’à les étouffer et les empêcher de vivre.
Car j’adore la vie, et si je peux faire en sorte qu’eux aussi aiment autant la vie, qu’ils la trouvent belle… Alors la maladie ne m’aura pas vaincue, elle n’aura pas gagné, même si ma fin ne sera pas différente de celle des autres personnes malades d’Alzheimer ou apparentées ». Blandine Prévost s’interroge : « Qui suis-je aujourd’hui donc, ou plutôt, où suis-je ? Et que serai-je demain ? Qui serai-je demain, serai-je encore moi ? Ou est-ce que le vide qui peu à peu va m’envahir, va me vider de ma substance ? Mais là encore, je ne veux pas me « déresponsabiliser » : je ne veux pas que l’on ne me regarde plus que comme une malade, alors je pense que je souhaite assumer : même vide, ce sera moi, aux autres d’apprendre à faire connaissance avec cette autre facette de ma personne… Un vrai challenge pour tous ! Apprendre à mourir à ma vie… Voilà une tâche qui m’incombe », proclame Blandine Prévost.
Espace national de réflexion éthique sur la maladie d’Alzheimer. www.espace-ethique-alzheimer.org, 13 septembre 2011.