Laisse-moi faire !

Droit des personnes malades

Date de rédaction :
01 janvier 2009

« Parfois je souris et parfois je me renfrogne, lorsque quelqu’un me dit de faire quelque chose, plutôt que de me le demander si je veux le faire. D’autant plus qu’on ne me le demandait jamais avant mon diagnostic. « Mets ton manteau maintenant ! ». « Ne fais pas ça ! ». « Assieds toi, je reviens tout de suite ! ». « Laisse-moi faire, tu sais que tu ne peux pas le faire ! » (…) Pourquoi ne pouvons-nous nous asseoir et discuter de ces coups, de ces blessures et de ces atteintes portées à ma perception de moi-même et de ma confiance en moi ? » (Richard’s Monthly Newsletter, News from Alzheimer’s from the inside out, décembre 2008). Ces lignes déchirantes sont tirées du blog que Richard Taylor, atteint de la maladie d’Alzheimer, tient tous les mois sur Internet.
Cette revendication de l’autonomie, du libre arbitre, qui si violemment nous interpelle, remet dans une lumière aveuglante deux des problèmes fondamentaux que nous pose aujourd’hui la maladie : un problème philosophique (comment définir l’étendue ou les limites de ce qu’est vraiment un homme ?), donc politique ; un problème juridique (où commence et où finit la liberté de l’individu, fût-il en apparence le plus diminué ?), donc pratique.

Françoise Héritier, professeur honoraire au Collège de France et ancienne présidente de la Fondation Médéric Alzheimer, énonce avec le plus de clarté l’axiome anthropologique qui doit fonder toute notre action : « Ni la perte de l’autonomie ni même la perte de la conscience de soi ne sont des facteurs qui rayent les individus de la communauté des humains (…). Même si elle ne le sait plus, car sa mémoire et sa conscience ont un jour sombré, cette personne au regard absent a occupé une place, sa place dans le monde, celui de la parenté, celui de la famille, de l’amitié, du travail (…). Et elle y a toujours sa place qui ne peut être effacée. » (Réalités familiales, décembre 2008).
Aussi n’est-il pas étonnant que François Fondard, président de l’Union des associations familiales (UNAF), et Christine Basset, administratrice, s’interrogent sur les « dimensions éthique, sociale, culturelle, voire presque philosophique de la prise en charge » (même source).
Dans le même numéro de la revue, piloté par le Dr Jean-Pierre Aquino, conseiller technique de notre Fondation, Alain Cordier, président de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA), insiste à son tour : « Voilà que la liberté et l’autonomie, voilà que ces deux mots si fondateurs de nos réussites individuelles et collectives, se trouvent d’un coup bouleversés par la perte d’autonomie. Il nous faut alors deviner qu’une vie humaine ne saurait se limiter à ce qui est performant, à ce qui se montre, à ce qui se veut supérieur, à ce qui est possible ». Et Michel Geoffroy, médecin, philosophe et directeur de recherche au Collège des Bernardins, mesure, ici encore, avec lucidité le véritable enjeu : « Il ne s’agit plus de sauver la gloire de l’homme, mais son humanité. La société du vingt-et-unième siècle saura-t-elle le comprendre ? »
A cette question, Florence Lustman, chargée du pilotage du Plan Alzheimer, répond avec force que la dimension éthique doit être présente à tout moment dans la prise en charge des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. Elle annonce qu’un espace de réflexion éthique, pour lequel un appel d’offres a été lancé, organisera régulièrement des rencontres autour de cette thématique. Le plan, rappelle-t-elle, prévoit également d’apporter des réponses à des questions centrales telles que le statut juridique de la personne atteinte de la maladie d’Alzheimer, le consentement, la personne de confiance, les bracelets électroniques (même source).

C’est qu’en effet le développement de la maladie pose aujourd’hui des questions que les juristes n’avaient pendant longtemps fait qu’entrevoir. Certes le législateur français a, depuis quelques années, fait un effort considérable pour adapter le Droit : loi du 4 mars 2002 sur les droits des malades, loi du 2 avril 2005 sur la fin de vie, loi du 5 mars 2007 sur la tutelle et la protection des majeurs. Mais, remarquent Federico Palermiti, juriste à la Fondation, et Anne-Marie Duguet, maître de conférences à la Faculté de médecine de Toulouse, la désignation d’une « personne de confiance » ne s’avère possible et effective qu’au seul stade précoce de la maladie, lorsque la personne malade jouit encore de son entière capacité juridique. Cette capacité suppose une double compétence : le pouvoir de comprendre et celui de se déterminer et faire des choix. La procédure, quand elle peut avoir lieu, ne saurait cependant justifier que l’on ne recherche pas systématiquement le consentement de la personne malade, ou tout du moins son assentiment, et qu’on l’exclue du processus de décision. Le nouveau mandat de protection future, permettant à un majeur pleinement capable de se faire représenter lorsque ses facultés mentales seront altérées, entraîne des conséquences juridiques différentes, puisque le mandataire, contrairement à la personne de confiance, a des fonctions de représentation et peut consentir à la place de son mandant (même source).
La complexité de la loi, qui traduit, bon an mal an, celle des situations, entraîne nécessairement, explique Agnès Brousse, chargée de mission à l’Union nationale des associations familiales, une professionnalisation de la protection juridique. Le Barreau de Paris, qui a créé une sous-commission pour l’accès au droit des majeurs vulnérables, assure désormais des actions de formation et d’information, notamment par des consultations téléphoniques gratuites (même source).
Mais certains des enjeux éthiques (conception de la personne vulnérable, évaluation du consentement personnel…) et politiques (répartition des rôles entre la solidarité familiale, civile et nationale ; entre le juge et les psychiatres…) ont été escamotés pendant le débat sur ces lois, dans un souci d’économie budgétaire. Le sociologue Benoît Eyraut estime que le législateur « en est resté au stade des intentions quant au développement des aides qui pourraient être apportées aux tuteurs familiaux. » Ce qui traduit, selon lui, « une gêne (…) sur le sens de la spécificité du mandat tutélaire, tantôt familial, tantôt privé, tantôt professionnel » (Actualités sociales hebdomadaires, 2 janvier 2009).

Cette vigoureuse affirmation philosophique et politique, mais aussi les ambiguïtés du débat juridique, se reflètent tout à la fois dans les certitudes et les interrogations de la pratique quotidienne.
Et d’abord, bien sûr, pour les personnes que la maladie a déjà frappées. Est-il, par exemple, légitime de les faire participer à des essais cliniques si elles ne sont plus en état de formuler leur consentement ? Non, répond la commission nationale consultative de bio-éthique américain, sauf directives anticipées clairement exprimées. Une étude menée par l’Université du Michigan montre cependant qu’une large majorité des personnes interrogées estime que la société devrait permettre le consentement donné par un tiers de la famille. Une autre enquête, à l’initiative de l’Université de Pennsylvanie, va encore plus loin puisque plus des deux tiers sont même d’accord pour passer outre à la décision de la personne malade (www.sciencedaily.com, 16 janvier).
Tout à l’inverse, un mouvement se dessine pour que, à l’image des pays anglo-saxons, les personnes malades aient accès à une véritable parole institutionnelle : « Aux Etats Unis, rappelle Marie-Jo Guisset, responsable du Pôle Initiatives locales à la Fondation Médéric Alzheimer, les personnes malades occupent des sièges au sein des associations » (Le Quotidien du Médecin, 18 décembre 2008). Devenir des décideurs, ou des co-décideurs : c’est l’attitude résolue que prennent d’ores et déjà un certain nombre d’entre elles, comme Richard Verba, membre du groupe de travail « éthique et communication » de la commission Ménard, qui avait préparé le Plan Alzheimer. Les associations de familles et les institutions commencent à favoriser l’intégration des personnes malades dans leurs conseils d’administration, leurs jurys de sélection de projets, ce qui permet une certaine forme de socialisation et de « réaffiliation sociale ». Attention, en effet, à la confusion entre porte-parole et usurpateur de la parole ! (www.agevillagepro.com, 5 janvier). De la même façon, lorsque s’impose une thérapie familiale, il est impératif que le premier concerné participe, quelle que soit la sévérité de la maladie (Réalités familiales, op.cit.).
Les aidants familiaux n’échappent pas toujours, eux non plus, aux ambiguïtés et aux contradictions. Pour Fabrice Gzil, attaché d’enseignement et de recherche à Paris VII, ils se trouvent dans une situation éthique tout à fait singulière : ils doivent prendre, le plus souvent seuls, des décisions qui devraient être prises par d’autres ou avec d’autres. Ils doivent sans arrêt – c’est là leur dilemme – arbitrer entre des exigences et des valeurs contradictoires, sans pouvoir jamais espérer que la personne malade pourra un jour se réapproprier, ou au contraire infirmer, ce qui a été ainsi décidé (même source).
Enfin les médecins se trouvent souvent pris, à leur tour, dans la même spirale. Face aux injonctions contradictoires qu’il identifie dans les recommandations de la Haute autorité de santé (HAS), le professeur Jacques Touchon, de l’Université de Montpellier, invoque le « devoir de transgression » au regard des moyens mis à sa disposition. Parmi ces injonctions contradictoires : les droits de l’homme et les normes de sécurité, l’intimité du domicile et l’anonymat des chambres en EHPAD ou en unité de soins de longue durée, la motivation du patient et des proches face à l’annonce non accompagnée du diagnostic (www.agevillagepro.com, 22 décembre).

Ecoutons cependant, pour nous réjouir, une petite note de fierté nationale qui nous vient des Etats Unis. Pour Meryl Comer, présidente de l’Initiative Alzheimer de la Fondation américaine Geoffrey Beane, la reconnaissance de la maladie d’Alzheimer comme priorité européenne est largement due à la présidence française. Et de recommander à Barack Obama de « redécouvrir un devoir américain du soin et de l’accompagnement pour faire face à l’épidémie qui définira une génération ». « Il nous incombe à tous d’apprendre un peu de français », conclut-elle. (Alzheimer’s and Dementia, Comer M. Policy Forum. French Lessons, janvier 2009). Et nous qui, si souvent, face à nos retards en matière d’autonomie des personnes malades ou de prise en charge par la société civile, avions envie d’apprendre un peu d’américain !

Jacques Frémontier
Journaliste bénévole