La règle et la vie

Édito

Date de rédaction :
17 décembre 2011

Jamais on n’a autant réglementé, codifié, encadré : la maladie d’Alzheimer semble réveiller la vieille habitude française de la norme, édictée d’en haut, qui prévoit tout dans le moindre détail. Rien qu’en un mois, trois textes quasiment encyclopédiques sont venus s’ajouter à un corpus déjà considérable. L’ANESM (Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux) publie le troisième volet de ses recommandations du programme Qualité de vie en EHPAD (www.anesm.sante.gouv.fr, décembre 2011). Au même moment, trois directions du ministère de la Santé s’unissent pour édicter une circulaire commune relative à l’organisation de l’offre diagnostique et du suivi pour les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ou de maladies apparentées (Santé-Protection sociale-Solidarité, 15 décembre 2011). Enfin la direction générale de la Cohésion sociale (DGCS) définit, dans une autre circulaire, les nouvelles orientations pour la création, le fonctionnement et l’organisation des structures proposant un accueil temporaire (Actualités sociales hebdomadaires, 30 décembre 2011).

  Loin de nous l’idée d’ironiser ou de critiquer : ces textes vont tous dans la bonne direction. Le paradoxe est que, bien souvent, les hyper-réglementeurs prescrivent ici une sorte de navigation à vue, qui tente d’épouser les sinuosités, voire les rugosités de l’encombrant réel. Plus que jamais la personne malade, avec son imprévisible vécu, doit être mise au centre du processus. Plus que jamais les professionnels sont invités à re-penser leur pratique, peut-être même leur identité.

  C’est ainsi que la personne malade apparaît de plus en plus comme un être au triple visage. La maladie cesse de la définir : il faut la reconnaître d’abord pleinement comme individu. Définir sa fragilité devient une des dimensions fondamentales de la recherche sur le vieillissement identifiées par la Société française de gériatrie et gérontologie (SFGG) et le groupe européen d’experts Futurage pour les dix à quinze prochaines années (BMC Medicine, 11 janvier 2012 ; Gériatrie, Psychologie et Neuropsychiatrie du Vieillissement, Décembre 2011). Des chercheurs canadiens ont mis au point des instruments de mesure de la fragilité, qui aideraient selon eux à prédire à la fois les changements cognitifs et la mortalité (The Journal of Nutrition Health and Aging, 2011 15(10)). Peut-être même cette fragilité est-elle la contrepartie d’une capacité, souvent ignorée, à éprouver encore du plaisir : une équipe américano-israélienne a mesuré, elle, la dose de plaisir que peuvent ressentir des résidents de maisons de retraite atteints de démence au stade avancé (Journal of Psychiatric Research, 29 décembre 2011). La circulaire sur l’accueil temporaire s’inspire sans doute du même esprit lorsqu’elle recommande « des actions contribuant au bien-être et à l’estime de soi » (Actualités sociales hebdomadaires, op.cit.).

  La personne malade doit ensuite être considérée comme élément indissociable d’une famille, voire d’un couple.  Marie-Jo Guisset-Martinez, responsable du pôle Initiatives locales de la Fondation Médéric Alzheimer, souligne l’importance d’entretenir les liens familiaux : « avec et malgré la maladie d’Alzheimer, il y a de la place pour autre chose que de l’aide et du « fardeau » » (Centre inter-régional d’étude, d’action et d’information Provence Alpes Côte d’Azur, décembre 2011). Une équipe de psychologues et de gérontologues parisiens proposent une approche psychanalytique des retentissements de la dynamique relationnelle pré-existante entre époux sur la relation d’aide, dans le cas d’une « conjugopathie vieillissante au sein de laquelle éclot une démence » (Gériatrie, Psychologie, Neuropsychiatrie du Vieillissement, décembre 2011).

La personne malade apparaît enfin comme un être social. L’ANESM recommande ainsi d’offrir aux résidents en EHPAD « la possibilité de maintenir ou de renouer leurs liens sociaux antérieurs et d’en créer d’autres, tant au sein de l’établissement qu’à l’extérieur ».  Elle demande de réfléchir à la question : « comment respecter la citoyenneté des résidents et leur permettre de ne pas se couper du monde ? » (www.anesm.sante.gouv.fr, op.cit.).

Ce recentrage sur l’individu atteint par cette maladie s’exprime clairement dans la multitude d’initiatives qui fleurissent sur le terrain : groupes de parole parents-enfants (www.sudouest.fr, 9 janvier 2012) ; village Alzheimer aux Pays Bas et bientôt en Suisse (www.24heures.ch, 3 janvier) ; Alz’apart en Moselle (www.essentiel-sante-magazine.fr, 27 décembre 2011) ; soirée pyjama dans une maison de retraite de la Marne (www.lunionpresse.fr, 4 janvier) …

Comment les professionnels de la santé, devant une telle mutation culturelle, ne s’interrogeraient-ils pas sur leur rôle et leur pratique ? Deux membres du groupe de travail sur les questions éthiques d’Alzheimer Europe, l’un écossais l’autre italien, rappellent l’exigence de flexibilité et d’adaptabilité pour communiquer avec les personnes malades, chaque cas demandant une approche particulière : « Tout peut changer entre l’aube et le crépuscule et aucune journée ne se ressemble. Ne supposez jamais que tout se passera comme la dernière fois (…) Restez sur vos gardes, soyez adaptables » (Annali Istituto Superiore di Sanita, 4ème trimestre 2011).

Le médecin généraliste est ainsi le premier à devoir se remettre en question. Il lui faut, observe un anthropologue d’un centre d’études gérontologiques, « renoncer à s’en tenir au seul discours médical, accepter de se décentrer de son rôle habituel et de s’intéresser aux inquiétudes et aux questions du malade et de son accompagnant, attendre le moment opportun pour leur parler de la maladie dans des termes qu’ils peuvent accepter (…)  Après quelques années d’exercice de la médecine, une réactualisation de sa pratique d’entretien et d’écoute peut être nécessaire » (Soins gérontologie, novembre-décembre 2011).  La circulaire relative à l’offre diagnostique et de suivi institue un « outil de liaison consultation spécialisée-médecin généraliste » qui sert à recueillir et à  transmettre un certain nombre d’informations indispensables sur la personne malade. Ainsi s’institutionnalise une relation qui souffre parfois de quelques ratages (www.sante-gouv.fr, op.cit.).

Après la reconnaissance de la spécialité de gériatrie en 2004, le Livre blanc de la gériatrie fait aujourd’hui le point sur la pratique professionnelle des gériatres et présente le référentiel métier de cette spécialité « désormais mature et maître de son avenir » (Gériatrie 2011, novembre 2011).

Un nouveau métier apparaît : celui de géronto-psychologue, encore au stade de l’investigation, et qui « met en avant, écrit l’un de ses pionniers, la nécessité d’apprendre à oublier ce que l’on croyait savoir, pour faire face à un renouvellement où chacun a son rôle à jouer » (AD-PA Revue, novembre-décembre 2011).

Dans le même temps, se développe le « processus de réingénierie » et de reconnaissance d’un niveau universitaire à un certain nombre de formations para-médicales, notamment celle des orthophonistes (Journal Officiel Sénat, 29 décembre 2011).

« Tout au long de la vie professionnelle, l’identité infirmière acquise reste soumise à l’épreuve du réel, peut être fragilisée ou consolidée, en tout cas interrogée de façon permanente », écrit fort justement une formatrice en science infirmière. « Le débat sur la dépendance comme les plans Alzheimer ont fait littéralement abstraction, selon elle, du rôle des infirmières, pourtant stratégique » (www.infirmiers.com, 3 janvier 2012).

Enfin, le métier de l’aide à domicile connaît une nouvelle mutation. Le secteur est officiellement doté, depuis le 1er janvier 2012, d’une convention collective unique, s’appliquant à ses trois cent mille salariés. Mais, souligne Anne de Vivie (directrice d’agevillage.com), cette convention devient opposable à des « financeurs exsangues ». Un nouveau cahier des charges impose, au même moment, des obligations de moyens « qui ont un coût… dont il faudra bien trouver le financement », ce qui pourrait, selon elle, rendre impossible la professionnalisation de ces services (Actualités sociales hebdomadaires, 2 janvier ; www.agevillagepro.com, 9 janvier).

« La fragilité, voire la crise du secteur, est un constat partagé », écrivait la ministre Roselyne Bachelot dans la lettre de mission de la députée Bérengère Poletti, qui vient de lui remettre son rapport. Ici encore, on assiste à une profonde remise en cause, liée notamment à la nécessité d’inscrire l’aide à domicile « dans des politiques plus larges, de l’habitat, du vieillissement, des soins », mais aussi… d’«y mettre des moyens supplémentaires » (Actualités sociales hebdomadaires, 13 janvier).

Souvent la règle s’essouffle ainsi à courir après le réel, après la vie.

Rien, sans doute, ne nous fait mieux sentir cet insurmontable décalage que le témoignage de ceux qui souffrent. Une fois de plus, écoutons la voix de Richard Taylor, confronté depuis plus de dix ans à sa propre démence : « Je suis Richard Taylor, un être humain à part entière qui ne s’estompe pas, je ne suis pas au milieu d’un long au revoir et je ne mourrai pas deux fois (…) Eh bien en avant à travers le brouillard ! » (www.richardtaylorphd.com, janvier 2012).

Jacques Frémontier

Journaliste bénévole