La parole et les mots

Édito

Date de rédaction :
01 mars 2014

« Maladie du temps », dit Fabrice Gzil, responsable du pôle Études et recherche de la Fondation Médéric Alzheimer, avec toute la finesse d’analyse et le savoir que lui donne sa formation de philosophe (F. Gzil, La maladie du temps, Paris : Presses universitaires de France, mars 2014). « Une maladie du temps présent, élevée au rang de métaphore de notre époque. Une maladie du temps, car son évolution est lente, et difficilement prévisible. Une maladie du temps, car c’est l’un des premiers troubles qui s’affirme chez les personnes atteintes : la difficulté de se repérer dans le temps et d’y trouver du sens ».  D’où la nécessité de « penser et imaginer un soin dont le temps serait le cœur » (Marie Richeux, France Culture, 27 février 2014).

Ne pourrait-on dire aussi que c’est une maladie de la parole, ou de l’absence de la parole ? Les mots bien souvent s’y bousculent, ou s’y dissimulent, s’y déroutent, ou s’y coagulent. Si donner du soin, c’est donner du temps, ce serait aussi donner la parole.

Depuis qu’Alois Alzheimer a décrit en 1906 la maladie qui porte son nom, la médecine a connu, malgré d’immenses progrès, un redoutable échec : « L’anatomopathologiste se perd dans les galeries des plaques séniles. Le clinicien se contente d’une clinique inchangée. Le soignant a perdu ses illusions positivistes. L’industrie pharmaceutique fait son beurre avec des molécules inefficaces et potentiellement toxiques. Les proches des victimes sont quant à eux toujours aussi désemparés et la collectivité redoute de lâcher prise sur la solidarité. Restent les mots, ces mots sur le mal qui ont la propriété de pouvoir souvent varier » (Jean-Yves Nau, Revue Médicale Suisse, mars 2014).

Le neurologue japonais Toshiya Fukui propose une revue historique du concept de « démence ». La première référence à l’« imbécillité » apparaît en Grèce au 6ème siècle avant JC. Le terme japonais du 11ème siècle mow-roku (âgé et dévitalisé) a été remplacé en 1960 par celui de chee-hou (imbécile à l’esprit absent), puis par ninchee-show (déficit cognitif) en 2014 « pour des raisons humanistes ». Ce n’est qu’en 1970 que la « démence » a été distinguée du vieillissement normal (Neurocase, 7 mars 2014).

Est-ce du reste un si bon mot ? Il est permis d’en douter. « En entretien, en réunion de familles, parfois en présence de la personne malade, cela se traduit ainsi : « oh ! Vous savez, on ne lui parle plus, il n’y a rien à en tirer. D’ailleurs le docteur l’a dit, c’est de la démence ; il faudra le placer plus tard » (…) Ce mot, entendu beaucoup trop tôt, risque fort de détourner l ‘attention du proche, aujourd’hui, de la personne malade, le projetant vers le dément qu’il deviendra plus tard. Comment cet autre imaginé, non encore advenu, peut-il se sentir sujet ? », interroge Claire Demerliac, de l’association Alzheimer Le Havre-Pays de Caux (www.espace-ethique.org, 3 mars 2014).

Même les euphémismes dont on raffole tant aujourd’hui peuvent faire du mal. Pour Danielle Villchien, inspectrice générale honoraire des Affaires sociales, l’expression de « maladies neurodégénératives » est quelque peu désespérante en ce qu’elle a d’englobant. Peut-être serait-il judicieux de mentionner des « maladies cérébrales évolutives ». Armelle Debru, linguiste et historienne, préfère, elle aussi, le terme « évolutif », qui « insiste sur la notion de temporalité plutôt que sur celle de dégénérescence, très délicate à élucider et à caractériser sur le plan sémantique ». « Il a l’immense mérite, remarque le neurologue Jacques Touchon, de souligner l’essentiel : le sujet et son entourage sont confrontés à un travail de deuil itératif ». « Nous avons à nous livrer à un exercice de vocabulaire extrêmement difficile, constate la neurologue Catherine Fayada. Faut-il employer les mêmes mots avec tout le monde ? Qui parle et à quelles fins ? Le discours médical possède ses propres codes et ses propres normes. Mais comment adapter le vocabulaire médical ? Quel point de vue adopter, au nom de quelle nécessité, pour quel bénéfice doit-on le traduire ? (…) Il nous faut prêter la plus grande attention aux rencontres, à l’occasion desquelles des répertoires distincts sont mis en présence » (Workshop EREMA, 29 janvier 2014).

Attention à « la dépersonnalisation, aggravée par l’infantilisation », avertit encore Armelle Debru. « Toute institution tend à une emprise en désignant d’un terme collectif les individus qu’elle accueille » : les « personnes entrantes » deviennent les « entrants » ; « on utilise la troisième personne : « conduisez le/la… » (…) Le langage (exclusif) de l’injonction appauvrit et infantilise : « venez, asseyez-vous, mangez… » (…) Il y a écrasement de l’individualité ». De même, « le mot « fugue » est habituellement réservé aux jeunes qui fuient une autorité avec une idée de fuite momentanée ». Dans le cas d’une personne atteinte de la maladie d’Alzheimer, il s’agit bien davantage d’une « perte de contrôle de l’autorité chargée de veiller à la sécurité » (www.espace-ethique.org, 3 mars 2014)

Chacun s’accorde en tout cas, rappelle l’enseignant en philosophie des sciences Léo Coutellec, sur le danger des métaphores catastrophistes : zombies, tsunami, raz de marée, guerre … (http://leocoutellec.wordpress.com, 18 mars 2014).

Il est donc temps, plus que jamais, de donner la parole. Pour Régis Aubry, président de l’Observatoire national de la fin de vie, qui prend l’exemple d’une femme de quatre-vingt-quatorze ans « obligée » contre son gré à « vivre dans un EHPAD », « ce que l’on fait aujourd’hui ne respecte pas le souhait des personnes ». Il propose, « dès l’admission dans une structure ou dès l’apparition des premiers signes de perte d’autonomie, de demander à la personne de penser à ce qu’il peut advenir, et être attentif aux souhaits qu’elle peut exprimer » (Agence fédérale d’information mutualiste, 4 avril 2014).

Faut-il rendre les directives anticipées contraignantes ? interroge Marine Lamoureux, de La Croix. « Oui, sauf exceptions dûment justifiées », répond le député Jean Léonetti, à l’origine de la loi de 2005 sur la fin de vie : « qu’elles s’imposent au médecin sauf si les respecter revient à enfreindre la loi ou les règles médicales » (La Croix, 25 mars 2014).

Encore faut-il savoir entendre. « La connaissance que nous avons des personnes âgées présentant une altération cognitive, même légère à modérée, constatent Gilles Berrut et Olivier Guérin, l’un et l’autre professeurs de gériatrie, nous a fait percevoir progressivement la discordance parfois importante qui peut exister entre une absence de plainte, une douleur réelle parfois importante et un ressenti inexplorable ». Et d’avouer les limites de leur savoir, qui implique le refus d’une « réponse unique quelles que soient les circonstances » (Gériatrie Psychologie Neuropsychiatrie du Vieillissement, mars 2014).

Mais y a-t-il des lieux privilégiés pour recueillir cette parole des personnes malades, souvent balbutiante ? « Comment justifier, interroge Florence Weber, directrice du département de sciences sociales à l’École normale supérieure, que la parole de celles qui  restent à leur domicile soit si peu écoutée, sinon par leurs proches, parce que les salariées n’ont pas été formées aux pathologies du grand âge ? » Et pourtant « des compétences existent, notamment dans le domaine du handicap et de la psychiatrie, qui pourraient être transférées à la gérontologie » (Actualité et dossier en santé publique, décembre 2013).

Même la famille n’offre pas toujours un lieu d’expression idéal de cette parole entravée. Le concept anglo-saxon de guidance familiale a été adapté par le géronto-psychiatre lyonnais Pierre Charazac à la relation entre les personnes âgées dépendantes et leurs familles. « Lorsque les familles ne sont plus en mesure de prendre une décision, cela vient souvent du fait que les membres de la famille ne parviennent plus à se parler. Il faut alors aider la parole à circuler à nouveau, entre les frères et les sœurs, les parents et les enfants. Il faut remettre la famille en mouvement » (Doc’domicile, février-avril 2014).

L’accueil de jour Augustin Azéma, à Evreux (Eure), a mis en place un groupe de parole pour des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. « Mettre des mots sur les maux, sur les difficultés rencontrées au quotidien, et surtout pour les partager avec d’autres sont des éléments très structurants (…), pour lutter contre la dévalorisation narcissique (…) Ce dispositif permet de réintroduire la personne comme sujet, c’est un moyen de la rencontrer dans sa dimension psychologique. Il ne s’agit pas de nier le processus dégénératif à l’œuvre sur le plan neurologique, mais cette dimension vient parfois masquer le reste de la personne. Ses émotions, ses désirs et ses besoins ne sont plus entendus (…) Les patients prennent de l’assurance au fil des séances, leur parole s’affirme, ils osent. » (Soins Gérontologie, mars 2014).

Il n’y a pas qu’eux, pourtant, à souffrir du blocage de la parole. Tout l’univers Alzheimer se heurte au même obstacle. Même les soignants, médecins ou non médecins, ont souvent du mal à se parler entre eux. Les pouvoirs publics tentent, par exemple, de mettre en place des parcours de santé personnalisés, en coordonnant l’action des différents acteurs professionnels sur un même territoire. Mais « la méconnaissance de l’autre suscite des craintes et parfois des formes de concurrence », car on a peur que l’un prenne le pouvoir sur l’autre. La première victoire à remporter sera celle qui mettra fin à l’incompréhension, voire au silence. (Le Mensuel des maisons de retraite, février 2014).

Jacques Frémontier

Journaliste bénévole