Human

Édito

Date de rédaction :
18 avril 2015

Cela ne peut se dire qu’en anglais : silver economy. Voilà bien la meilleure preuve que c’est aujourd’hui le concept à ne pas manquer, la « formule de rêve » pour tenter de dégager les nuées qui obscurcissent encore notre avenir.

Sauf que la réalité ne suit pas toujours au rythme espéré les projections des experts. « Un nombre conséquent de projets sont lancés, mis en place et financés pour arriver à un nombre de mises sur le marché extrêmement réduit », écrivent deux chercheurs de l’Université Joseph Fourier de Grenoble. Ce qui les « invite à penser (…) que les solutions développées ne prennent pas suffisamment en compte les besoins des utilisateurs.» (www.sftag.fr, 17 avril 2015).

Quels sont donc les freins qui s’opposent aujourd’hui à l’essor promis de la silver economy ?  Quels correctifs, ou quels additifs, permettraient sans doute de mieux tenir ces promesses ?

Le responsable numéro un est sans doute la stigmatisation attachée à la maladie : « il est très difficile pour les proches d’entrevoir que le parent concerné a une maladie de type Alzheimer, souvent assimilée dans l’inconscient collectif à « la folie » (www.capretraite.fr, 5 mai 2015 ; www.agevillage.com, 11 mai 2015). Mais, accuse le président du conseil scientifique de l’association Alzheimer américaine, « l’ignorance n’est pas une faveur (ignorance is not bliss). Rompre le silence doit commencer par nous. » (www.huffingtonpost.com, 15 avril 2015).

La fracture générationnelle devant l’informatique et l’ensemble des « nouvelles technologies » joue, elle aussi, un rôle majeur. Ce que les spécialistes appellent la « technopénie » (la racine « pénie », d’origine grecque, renvoyant au « manque ») : « les populations âgées ou très âgées, et à un moindre degré les populations de faible niveau éducatif, observe le Professeur Moulias, gériatre, en sont les plus atteintes » (www.sftag.fr, 17 avril 2015). Une équipe de chercheurs du pôle de gériatrie du centre hospitalier Annecy Genevois et du CHU de Grenoble a étudié l’ergonomie d’une tablette tactile vendue dans le commerce pour voir si elle était adaptée aux besoins et aptitudes des personnes âgées : il est apparu des difficultés importantes pour trouver le bouton marche/arrêt (23% de réussite) et pour revenir à la page accueil après recherche d’une date (ibid.).

On ne s’étonnera donc pas que les technologies d’assistance cognitive, qui ont pour but principal de compenser, soutenir ou stimuler le fonctionnement cognitif,  ne soient en France que très rarement intégrées dans la prise en charge des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. Le projet ITHACA vise à dresser un état des lieux sur leur utilisation (ibid.).

Sandrine Pradier, ergothérapeute et diplômée en gérontechnologie, dénonce ce qu’elle appelle les préjugés des personnels soignants. « Les ergothérapeutes, écrit-elle, du fait de leur formation technique et de santé autour du domicile (…) semblent être le chaînon manquant entre le sujet âgé et la silver economy. Ils sont formés pour préconiser le bon matériel en tenant compte de l’évolution physique, cognitive et psychologique du patient (…) Néanmoins, la veille technologique et le degré d’expertise nécessaire à une préconisation de technologie sophistiquée induisent des rejets de ces solutions par les prescripteurs soignants en faveur des aides humaines, qualifiées de plus éthiques et respectueuses. » (ibid.).

Face à ces freins, peut-être conviendrait-il, tout simplement, de donner un nouveau sens, une nouvelle couleur à ces technologies qui peuvent, au premier abord, paraître en effet si peu « éthiques » ou « respectueuses ».

La première mutation consisterait sans doute à introduire la part du jeu, du ludique. C’est ainsi, par exemple, que l’association Innovation Alzheimer, basée à l’Institut Claude Pompidou à Nice, a lancé une plate-forme internet de stimulation cognitive, à partir de ses recherches sur les jeux sérieux (serious games). Plusieurs jeux sont déjà proposés, avec différents niveaux de difficulté. Il suffit de se connecter pour jouer. Les résultats sont enregistrés, ce qui permet de suivre l’évolution des performances cognitives. Mais l’expérience se heurte apparemment à l’indifférence des différents acteurs : la campagne de financement participatif peine à démarrer (www.silvereco.fr, 21 avril 2015).

Cédric Gueyraud, directeur du Centre national de formation aux métiers du jeu, définit le jeu en collectivité comme « un espace sécurisé, d’autonomie et de liberté répondant aux besoins, compétences et désirs de l’individu vers une finalité d’épanouissement personnel. » Le groupe de maisons de retraite Korian a modélisé un cadre ludique dans six de ses établissements. Il s’agit avant tout de « diminuer l’aide apportée par les professionnels pour permettre aux résidents une participation autonome.» Les premiers résultats paraissent encourageants (Doc’animation, mars-avril 2015).

« La dominante du jeu, analyse l’anthropologue Laurence Hardy, son trait distinctif, est la part de liberté et de créativité qu’il peut ménager (…). Il incarne le moment de l’action. Celui par lequel on accède pleinement à la manifestation de soi en faisant advenir du nouveau. Celui durant lequel on a le sentiment de devenir sujet (…). Il peut être un activateur de plaisir et de lien social (…), un moyen de montrer qu’il est possible d’acquérir de nouvelles pratiques, jusqu’à de nouvelles compétences » (ibid.)

Une mutation tout aussi importante introduirait dans le processus technologique une part d’affectif, d’émotionnel. Rien de moins « émouvant » qu’un ordinateur, une tablette ou un smartphone ! Et pourtant ! « Bonjour, petit soleil, tu es debout de bien bonne heure », chante tous les jours Tamara Rusoff-Hoen à sa mère Irving, quatre-vingt-quatorze ans, atteinte de la maladie d’Alzheimer. La vieille dame commence toutes ses journées en regardant sur un ordinateur portable une vidéo de cinq minutes de sa fille où celle-ci évoque de beaux souvenirs de leur vie passée. Ce programme pilote, mené à la maison de retraite Hebrew Home de Riverdale (USA), propose à ses résidents aux premiers stades de la maladie une solution pour éviter que le réveil soit un moment de peur et d’agitation et conduise à un refus de soins (www.huffingtonpost.fr, 20 avril 2015).

Mais la mutation la plus déterminante consisterait à toujours associer les personnes malades et leurs aidants au choix de la technologie, à sa mise en service, à son fonctionnement. « Les ateliers de créativité, écrit le Professeur Robert Moulias, prouvent que même les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer sont capables d’apprentissage. Les expériences associatives montrent qu’un apprentissage de l’informatique est possible, même en maison de retraite » Ne nous dissimulons pas cependant les difficultés : « qu’il s’agisse de compensation du handicap, de télé-médecine, de télé-surveillance, voire de domotique, les  technologies nouvelles  ont des indications (en priver les aînés est une maltraitance), des contre-indications, des non-indications (par exemple, promouvoir la télé-alarme ou la géolocalisation pour tous est un pur abus). Elles ne peuvent jamais avoir pour but de remplacer l’accompagnement humain ni l’accès à la vie sociale (…). Il doit se créer une déontologie des métiers et une éthique des pratiques de la géronto-technologie » (www.sftag.fr, 17 avril 2015, op.cit.).

Des chercheurs du Centre médical Alzheimer de l’Université libre d’Amsterdam (Pays-Bas) ont mené une étude ethnographique dans deux établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, afin de connaître l’expérience de ces personnes face aux technologies de surveillance (systèmes de localisation et vidéo-surveillance). Deux thèmes émergent : le désir de se confronter à de nouveaux espaces (ce qui implique de pouvoir déambuler, de se perdre, d’avoir un lieu où se retirer) ; la résistance, les résidents se sentant stigmatisés, en manque d’accompagnement, et n’aimant pas être observés. Leur conclusion : les technologies ne peuvent contribuer à l’autonomie que si elles sont mises en place dans une approche centrée sur la personne (et, donc, avec son consentement) (Nursing Ethics, mai 2015).

  « L’objectif final, conclut l’association française des ergothérapeutes, est de permettre à l’usager de découvrir la technologie d’assistance cognitive adaptée au maintien de son autonomie et de lui donner les moyens de faire un choix éclairé » (www.sftag.fr, avril 2015, op.cit.).

Le secret de la réussite de la silver economy ne serait-il pas contenu, comme pour tous les aspects de la maladie d’Alzheimer, dans un simple adjectif (en anglais, bien sûr) : human ?

Jacques Frémontier

   Journaliste bénévole