Être tourné vers autrui
Acteurs de l'écosystème Alzheimer
La théorie traditionnelle de l’échange social en gérontologie prédit une perte de capacité et de pouvoir des personnes âgées par rapport à leurs pairs plus jeunes, ce qui conduit à un déclin du capital économique, social et culturel, cette perte de pouvoir étant particulièrement importante avec la perte d’autonomie qui accompagne la perte des capacités cognitives. Mais pour le psychosociologue Patrick Doyle, de l’Université d’État Bowling Green (Ohio, Etats-Unis) et ses collègues, la préoccupation des personnes âgées à l’égard des autres générations peut les conduire à des occasions d’interaction (generative acts) même si elles n’attendent rien en retour. Avec cette grille de lecture, les chercheurs ont observé vingt résidents dans une unité spécifique Alzheimer pour identifier les actes intergénérationnels, l’expression des résidents par rapport à « donner aux autres » et les obstacles à cette attitude. Ils illustrent ce concept à travers l’expression de trois personnes malades au stade modéré à sévère de la démence. Daniel, un intellectuel très sociable, exprime le désir persistant d’offrir ses conseils aux autres et de participer à des tâches productives, notamment en produisant des biens pouvant être vendus à l’extérieur ; mais il est frustré de ne pas pouvoir le faire : en effet, le personnel ne reconnaît pas ses capacités et met en avant ses limitations physiques et cognitives. Daniel ne peut donc gagner aucun pouvoir dans l’échange social et est incapable d’aller contre l’isolement auquel il est contraint. Samantha, quant à elle, était inconsolable de son nouveau statut de résidente, estimait que son fils l’avait trahie dans cette transition et ne lui pardonnait pas cette attaque à sa liberté et probablement à son autonomie. Trois mois après son admission, elle a changé sa vision du monde : elle excuse son fils et sa belle-fille qui doivent s’occuper de leurs enfants, et a reporté son attention sur les relations avec les résidents, notamment avec des personnes marginalisées que les autres fuient. Donna, malade jeune de soixante-trois ans, insatisfaite de sa relation avec sa famille et avec de nombreux employés, continue à jouer aux cartes avec une personne plus âgée, même si cela l’ennuie profondément, et s’est attribué un rôle de « conseillère de couloir », avec la responsabilité de parler aux autres résidents et de découvrir « des choses qui les soucient », en tant que « pair et personne concernée. » Pour les psychosociologues, ces cas démontrent que « des personnes à un stade de déclin important de leurs capacités cognitives et physiques gardent un désir et une capacité d’interagir avec d’autres de générations différentes, de s’occuper d’eux, et que cela constitue une composante essentielle de leur identité. »
Doyle P et al. Generative acts of people with dementia in a long-term-care setting. Dementia 2015 ; 14(4): 409-417. Juillet 2015. www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/24339105.