Etre-Soi

Édito

Date de rédaction :
23 novembre 2012

« Je suis toujours Richard, une personne vivant avec les symptômes et le diagnostic de la démence. Maintenant je suis aussi Richard, une personne vivant avec un cancer de l’œsophage, qui a été découvert la semaine dernière » (Alzheimer from the Inside Out, novembre 2012). C’est par ces mots que Richard Taylor, le psychologue américain diagnostiqué il y a neuf ans, dont nous suivions le blog depuis si longtemps, nous annonce aujourd’hui qu’il renonce, au moins pour un temps, à sa fonction de porte-parole des personnes malades, voire de symbole de leur lutte pour affirmer leur volonté de VIVRE MALGRE ET AVEC LA MALADIE. « Nous verrons bien comment cela tournera », écrit-il : « un autre handicap sévère à affronter, ou un rétablissement long et incertain pour revenir à peu près là où j’en étais il y a une semaine ». Et il signe « Richard, un être humain entier vivant encore avec tous les besoins que j’ai depuis ma naissance ».

Dans ces lignes lucides se lit, comme d’habitude, une double obsession qui pourrait bien traduire les deux enjeux majeurs de la maladie : l’identité et le temps.

Une mise en cause de l’identité : voilà ce qui frappe d’abord – comme une sorte d’évidence – les proches, les soignants, mais aussi les chercheurs qui se penchent sur l’étiologie Alzheimer. Mais rien n’est plus incertain que l’évidence…

Le neuropsychiatre Roger Gil met en avant l’altération de l’« identité-ipséité », qui renvoie au « maintien de soi malgré le changement, en dépit du changement, en déni du changement », l’ipséité désignant, selon le philosophe Paul Ricoeur, « l’ensemble des marques distinctives qui permettent de ré-identifier un individu humain comme étant le même ». « Au fur et à mesure que la maladie progresse, le « maintien de soi » est mis à rude épreuve », ce qui constitue justement « le cœur de la problématique du statut éthique de la personne malade », exposant à « ne voir du sujet que sa détérioration identitaire comptée en débit » (Gil R., Vieillissement et Alzheimer : comprendre pour accompagner, novembre 2012, Paris, L’Harmattan).

Ce qui n’empêche pas un jeune post-doctorant en philosophie à la Sorbonne, Paul-Loup Weil-Dubuc, chercheur associé à l’Espace national de réflexion éthique sur la maladie d’Alzheimer (EREMA), de mettre en question l’idée même de naufrage identitaire : « si la maladie d’Alzheimer efface la mémoire, atteint-elle pour autant l’identité, comme on le dit souvent ? Ce n’est pas certain ». Les personnes malades « emportent dans leur maladie des traces d’elles-mêmes. Leur gestuelle et leur regard résistent à l’effacement »  (www.espace-ethique-alzheimer.org, décembre 2012).   

Toute prise en soin, tout accompagnement impliquent donc un minutieux respect de l’être-soi. Ce  qui commence, bien sûr, dès l’annonce du diagnostic : « l’accompagnement substitue à la violence de l’annonce la nuance de l’énonciation, car elle privilégie l’écoute », écrit encore Roger Gil (ibid.). Au-delà même de ce moment douloureux, le praticien, loin de se limiter à une vision étroitement neuropsychologique, doit tenter de repérer les troubles émotionnels de la personne, de « rencontrer une humanité blessée dans les compétences mêmes qui lui permettent de se dire et de se construire, c’est-à-dire son identité ». « Il faut viser à ce que la moindre parcelle puisse s’exprimer malgré la maladie : telle est l’une des manières dont doit se déployer l’attention à la fragilité qui est au cœur de la pratique des soins » (ibid.)

Il convient notamment, comme le dit le nouveau Cadre européen de qualité pour les services de soins et d’accompagnement, élaboré par le Partenariat européen pour le bien-être et la dignité des personnes âgées (WeDO), de « porter une attention particulière à la question du genre et de la culture dans les soins (…), de respecter la diversité biographique, linguistique, culturelle, religieuse et sexuelle de la personne » (http://wedo.tttp.eu, 14 novembre). C’est ainsi qu’aux Pays-Bas le mouvement Rose 50+ est engagé dans un travail de lobbying pour les personnes âgées homosexuelles. Ou qu’en Allemagne un Forum pour les soins culturellement adaptés a produit un manuel d’aide reprenant des approches innovantes en direction des personnes issues de l’immigration (ibid.)

L’Organisation mondiale de la santé (OMS) recommande l’accompagnement spirituel en fin de vie. Un groupe d’experts néerlandais de l’Université catholique de Louvain (Belgique) a identifié quatorze éléments nécessaires au clinicien pour atteindre cet objectif : par exemple, proposer des rituels si le patient les considère porteurs de sens (www.annalsoflongtermcare.com, octobre 2012).

Mais être soi, c’est aussi (et peut-être surtout) être avec. Roger Gil (encore lui !) souligne l’importance d’inventorier la « cognition sociale » de la personne malade, c’est-à-dire l’ensemble des compétences et des expériences cognitivo-émotionnelles régissant les relations et rendant compte des comportements de l’être humain avec son entourage familial et social. Celles qui lui permettent de se penser et de penser les autres, d’être ému et d’émouvoir les autres, d’être en soi et d’être au monde (op.cit.). « L’interaction sociale avec la famille, les amis et les voisins dans la communauté et avec le personnel concerné dans les établissements spécialisés peut participer au bien-être des personnes âgées ayant besoin de soins et d’accompagnement et peut améliorer leur qualité de vie », confirme le Cadre européen de qualité (http://wedo.ttp.eu, 14 novembre 2012).

Persévérer dans l’être, c’est, bien sûr, maintenir une liaison temporelle entre tous les moments de l’être-soi. Pour Kristina Herlant-Hémar, docteur en psychologie et psychanalyste, prix de thèse 2012 de la Fondation Médéric Alzheimer, et Rosa Caron, maître de conférence en psychopathologie, la maladie d’Alzheimer, plus qu’une pathologie de la perte, doit être pensée comme « une maladie du lien ». Selon ces auteurs, « la pathologie démentielle touche les liens temporels, déconstruisant l’ordonnancement chronologique du temps en passé-présent-futur, pour le faire répondre à un autre type de rationalité, s’apparentant davantage à celui des processus inconscients. Les souvenirs, qui ne sont plus racontés, au sein d’un récit de soi, comme des événements appartenant au passé, prennent place dans un vécu actuel (…). Dans ce contexte, le clinicien peut se prêter comme soutien de maintien de sens et de temporalisation » (Herlant-Hemar K et Rosa Caron, Le rythme comme générateur de continuité chez le sujet en proie à la démence avancée, Eres. Cliniques méditerranéennes 2012).

Dans sa thèse, Kristina Herlant-Hemar s’interroge : « Comment habiter le présent lorsqu’il n’apparaît plus soutenu, sous-tendu par le passé et le futur qui le portent, le vectorisent et lui donnent corps ? (…) Qu’est-ce que dire « je » lorsque l’écart ouvrant au mouvement réflexif sur soi, permettant de se dire, est aboli ? » (www.fondation-mederic-alzheimer.org, 3 décembre 2012; www.ageillagepro.com, 17 décembre 2012).

« Elle vit tellement dans le moment présent ! », s’exclame la fille d’une personne atteinte de la maladie, témoignant dans le magazine Psychologies (www.psychologies.com, octobre 2012).

D’où l’intérêt majeur d’une thérapeutique du récit. Dans une étude portant sur cent personnes, la théologienne australienne Elisabeth MacKinley a testé différentes interventions en petit groupes visant à maintenir l’identité des personnes malades à travers leur histoire de vie. « Le récit, écrit-elle, est une composante centrale du soi et de l’identité chez l’être humain (…). L’histoire est à la fois individuelle et collective : c’est une façon de se relier aux autres, à la famille, à la communauté, à la foi et à la société (…) Dans la démence, les personnes peuvent être aidées par d’autres pour garder le récit et honorer l’histoire : celle-ci est reliée à leur identité et trouver du sens dans leur histoire est central pour affirmer la personne. Même aux stades modérés ou avancés de la démence, il est possible d’utiliser l’histoire pour entrer en contact avec ces personnes, en utilisant un style et des compétences efficaces de facilitation, et parfois avec des symboles pour donner du sens lorsque les mots sont difficiles » (Journal of Religion, Spirituality and Aging, janvier 2012). « Si l’identité narrative est la capacité de se dire dans une histoire », ajoute Roger Gil, « si la maladie d’Alzheimer ampute progressivement cette capacité, il revient alors à ceux et celles qui côtoient le malade, famille, proches, personnel de la maison de retraite, d’accompagner son cheminement en le suppléant, en l’assistant dans la poursuite de cette réalité interrompue qu’est en réalité la vie » (op.cit.).

Dans le cadre de l’Université François-Rabelais de Tours, des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer se sont vu confier des appareils photos numériques avec lesquels elles ont réalisé le portrait d’autres résidents de leur établissement. Ce travail photographique de Pascale Lord, art-thérapeute, a reçu le prix Éthique et société 2012 décerné conjointement par la Fondation Médéric Alzheimer et l’Espace national de réflexion éthique sur la maladie d’Alzheimer (EREMA). « Dites, c’est moi sur ces photos ? Ah je suis content, car je ne savais pas comme les autres me voyaient », dit Pierre. « C’est moi ? C’est vieux, hein ? Mais c’est comme ça », reprend Lucien.

Chacune d’elle a pu ainsi, grâce à la photographie et à l’art-thérapie, « renouer avec soi-même et avec les autres ». (Fondation Médéric Alzheimer, 3 décembre ; www.espace-ethique-alzheimer.org, septembre 2012).

Jacques Frémontier
Journaliste bénévole