Ego et alter ego

Édito

Date de rédaction :
16 mai 2013

Ce n’est jamais un hasard s’il y a des mots qui s’imposent tout à coup dans le débat, qui reviennent en boucle dans les déclarations des politiques, dans les rapports des scientifiques, dans les réflexions des philosophes. Cela traduit souvent une évolution de la pensée collective, une prise de conscience qui se traduit par un peu plus qu’une mode, qu’une manie de vocabulaire. Tel est aujourd’hui, dans le grand forum Alzheimer, le sort du mot « dignité ».

De quoi s’agit-il ?  Une fois de plus le dictionnaire nous fournit quelques pistes. Dans une première acception, le mot nous renvoie à une fonction sociale, à un regard de la société sur un individu : « Monsieur Untel a été élevé à la dignité de chevalier de la Légion d’honneur »… Les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer n’en demandent certes pas tant, mais peut-être qu’un changement de regard…

Le deuxième sens est plus profond : « respect que mérite quelqu’un ». Ou encore : « principe selon lequel un être humain doit être traité comme une fin en soi ». Nous voici au cœur du problème.

Aujourd’hui les professionnels travaillant en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) ont la lourde tâche de mettre en œuvre ce concept de dignité « souvent mis en avant, mais rarement explicité ». Jan-Cédric Hansen, médecin coordonnateur dans un EHPAD, propose une lecture « duale » de la dignité, qui rapproche les deux modalités : « La dignité d’ego, c’est la mienne (…) Elle porte ma valeur intrinsèque inaliénable (…). La dignité d’alter ego, c’est celle que me reconnait en pratique autrui (…). Elle colore l’attachement, la considération, le respect que me porte l’autre (…)». (Revue de gériatrie, avril 2013).

On revient de loin. La réponse sociale archaïque à la maladie, c’est la peur, qui peut même prendre la forme de l’enfermement, physique ou pire encore peut-être : moral. « Pourquoi parle-t-on toujours de « placement » ? questionne Anne de Vivie, d’Agevillage. « Combien de professionnels sont prêts à proposer à leurs parents de venir finir leurs jours dans l’établissement ? » (www.agevillagepro.com, 13 mai 2013).

Une enquête norvégienne révèle que beaucoup de résidents de maisons de retraite déclarent ne pas se sentir libres. Ils estiment qu’on ne les regarde pas et qu’on ne les entend pas en tant que personnes autonomes : ils se retrouvent « comme dans une prison sans barreaux ». Cette étude s’inscrit dans un projet visant à rendre le lieu d’hébergement moins institutionnel, plus « comme à la maison » (Nursing Ethics, 23 mai 2013).

Cette culture presque carcérale cède du terrain. Il suffit parfois d’un détail : Kevin Charras et Fabrice Gzil, de la Fondation Médéric Alzheimer, ont observé, dans quatre unités spécifiques Alzheimer, que la qualité de vie des personnes malades est significativement améliorée lorsque le personnel ne porte pas d’uniforme (sauf pour les soins corporels), mais une tenue vestimentaire ordinaire (American Journal of Alzheimers Disease and Other Dementias, 17 mai 2013).

Ainsi s’esquisse peu à peu, en lieu et place d’une vision culpabilisante, une première approche de ce qui pourrait devenir une éthique de la responsabilité. « Il s’agit de comprendre nos devoirs à l’égard de personnes vulnérables en attente de signes qui les confirment dans un désir d’être reconnues comme membres à part entière de la société », écrivent Emmanuel Hirsch et l’équipe de l’Espace national de réflexion éthique sur la maladie d’Alzheimer. « La société se doit de les soutenir (…), d’exprimer dans une véritable mobilisation la conception qu’elle se fait de la dignité humaine » (www.espace-ethique-alzheimer.org, juin 2013).

Dans le même esprit, la Haute autorité de santé (HAS) publie une guide méthodologique en vue d’évaluer les aspects éthiques du soin et de l’accompagnement des personnes malades. Parmi les principes réaffirmés : la restauration de l’estime de soi, le consentement, la liberté de choix, la protection de la confidentialité et de la vie privée (www.has-sante.fr, avril 2013). Le projet européen ALCOVE (Alzheimer Cooperative Valuation in Europe), piloté par la France, émet cinquante-trois recommandations à l’usage des États membres. On y trouve en bonne place « les droits, l’autonomie et la dignité des sujets atteints de démence ». Cet impératif doit en particulier être respecté quand la personne entend formuler ses directives anticipées : « la présomption de compétence doit primer, pour respecter au mieux l’autonomie du patient » (www.espace-ethique-alzheimer.org, op.cit.).

Plus classique, mais paradoxalement aussi novatrice, apparait l’affirmation d’une éthique de la compassion. « On entend cette phrase terrible : « Il crie ? C’est normal, il est dément ! »  Cette réalité, qu’avec son équipe de l’hôpital Sainte-Périne, il trouve « inacceptable », a conduit Jean-Marie Gomas, pionnier des soins palliatifs, à organiser un colloque « pratique, multi-professionnel et capable de donner des pistes de réflexion et des modalités de suivi », sur la lutte quotidienne contre la douleur physique et la souffrance morale du patient âgé atteint de démence (http://sante-medecine.commentcamarche.net, 26 avril 2013).

Un tel effort ne va pas de soi. Pour les animateurs du blog du Mythe Alzheimer, « la neuro-culture, qui gouverne ce début du XXIème siècle, conduit à une réduction des comportements, des croyances, des compétences à leurs seuls déterminants biologiques ». Par une sorte de « fétichisation du cerveau », il s’agirait avant tout de privilégier « le rendement, l’efficacité, la compétition ». Dans cette optique, les troubles cognitifs « sont donc logiquement perçus comme un indicateur du passage vers un « quatrième âge » fait de déclin et de dépendance », soit « l’antithèse de l’individu compétent et efficace que promeut cette culture » (http://mythe-alzheimer.over-blog.com, 19 mai 2013). « Vieillir demeure synonyme de déficiences et non d’énergies à mobiliser pour cette nouvelle étape de la vie », écrit Annie de Vivie. « La vision du vieillissement demeure désespérément une vision du déficit, quelque chose qui relève obligatoirement de la médecine » (www.agevillagepro.com, 23 mai 2013).

A ces perspectives glaçantes, nombre d’observateurs et de praticiens opposent l’image d’un moi inaliénable, indestructible malgré les pertes et les ruines. Un chercheur norvégien propose un modèle théorique du « soin respectueux de la dignité ». Il s’agit de « confirmer la valeur et le sens du soi de la personne (worthiness and sense of self) » et de « créer un environnement humain et porteur de sens (purposeful environment) » (Nursing Ethics, 28 mai 2013). Deux universitaires britanniques présentent une analyse de poésies écrites par des personnes se sachant atteintes de la maladie d’Alzheimer. Certains poèmes montrent que, lorsqu’on reconnait et que l’on soutient leur caractère de personne humaine (personhood), elles retrouvent le sens du bien-être et d’un but (purpose) dans leur univers social. D’autres textes dénoncent les constructions identitaires dans lesquelles des tiers tentent de les enfermer, bien loin de l’image qu’elles se font d’elles-mêmes (www.canterbury.ac.uk, 23 ma 2013i).

Helga Rohra, présidente du Groupe européen de personnes vivant avec la démence, a conclu le symposium final du projet européen ALCOVE en affirmant que la démence est « simplement une manière différente de vivre » (life goes on in a different way) (www.espace-ethique-alzheimer.org, juin 2013 ).

Est-ce pour cette raison que la littérature, le théâtre, le cinéma, la poésie offrent peut-être davantage de clés pour essayer de comprendre la maladie, d’entrer en sympathie avec les personnes malades ?  Entre le film Amour de Michael Hanecke et les immenses succès indiens de Bollywood, entre les mangas de Yuuchi Okano et l’album de BD Al Zimmeur, entre les Psaumes balbutiés et les visites au Louvre organisées par Artists for Alzheimer, une identité fragile, contradictoire, se dessine.

  

Jacques Frémontier
Journaliste bénévole