Éditorial — Sens
Édito
Consultons le Littré.
« Sens : 1. Appareil qui met l’homme et les animaux en rapport avec les objets du dehors par le moyen des impressions que ces objets font directement sur lui. Les cinq sens de nature. Il y a cinq sens. Le toucher, le goût, l’odorat, l’ouïe et la vue (…)
17. Signification, manière de comprendre. »
Entre ces deux acceptions d’un même mot (parmi les vingt-deux que propose le vieux dictionnaire), il semble que se construise aujourd’hui un double discours, qui résume assez bien l’état présent de la réflexion sur la maladie d’Alzheimer. Le sensoriel et – faute d’un meilleur mot – « l’idéel ». Ce que l’on ressent et l’idée que l’on s’en fait.
Jamais sans doute la recherche ne s’est-elle autant intéressée à nos cinq sens (ce qui est assez rassurant : comme si les chercheurs redécouvraient l’humble vie quotidienne …) On en arrive même à se demander si le sensoriel n’aurait pas souvent une vertu prédictive. « La progression neuropathologique se produit dans l’œil et le cerveau et des troubles visuels multiples ont été observés chez l’homme et dans des modèles animaux de la maladie d’Alzheimer », soulignent des chercheurs britanniques, qui proposent d’inclure la détection des lésions oculaires dans les outils de diagnostic précoce (Frontiers in Neurology, 19 avril 2016).
Tout diagnostic devrait impliquer un bilan des facultés sensorielles. Une étude américaine, s’appuyant sur les données de mille neuf cents personnes âgées de soixante-dix à soixante-dix-neuf ans, montre que 20% sont atteintes d’une perte auditive modérée à sévère, et 38% d’une perte légère. De tels troubles sont associés à un risque incident de démence augmenté de 55%, neuf ans après le début de l’étude (The Journals of Gerontology Series A: Biological Sciences and Medical Sciences, 12 avril 2016). Une autre étude, menée par le centre Mémoire et vieillissement de l’Université de Californie à San Francisco, observe que les personnes atteintes de démence fronto-temporale éprouvent moins d’aversion pour les odeurs déplaisantes, ce qui suggère une sensibilité réduite aux stimuli olfactifs négatifs (Neurology, avril 2016).
Sans doute, du reste, conviendrait-il d’ajouter un sixième sens à la nomenclature habituelle : le sens de l’orientation. A l’aide d’une manette de jeu et d’un labyrinthe virtuel, des chercheurs de l’Université Washington à Saint Louis (Missouri, USA) ont testé cette faculté chez soixante-et-onze personnes âgées présentant ou non un trouble cognitif, dont treize n’avaient aucun signe clinique, mais des biomarqueurs du liquide céphalo-rachidien positifs pour la maladie d’Alzheimer. Les participants étaient évalués sur deux compétences de navigation : l’apprentissage et la mémorisation d’un itinéraire pré-établi et leur capacité cognitive à développer une carte mentale de l’environnement. Ceux d’entre eux qui avaient des biomarqueurs positifs ne parvenaient pas à former cette carte cognitive. La perte du sens de l’orientation précède les troubles de la mémoire, ce qui pourrait fournir un nouvel outil de diagnostic précoce (Journal of Alzheimer’s Disease, avril 2016).
Le sensoriel, dans cette perspective, peut donc s’inscrire comme élément d’une stratégie thérapeutique. La Fondation Médéric Alzheimer et le groupe Optic 2000 viennent ainsi de lancer un programme sur trois ans pour valider des outils de repérage et tester des modalités de prise en charge concertée des différents professionnels concernés afin de maintenir, compenser, voire restaurer les capacités sensorielles des personnes âgées fragilisées (Les Echos. Expertises spécial ophtalmologie, 6-7 mai 2016). Une étude menée à l’Université Columbia de New York suggère, de même, que « le port d’une prothèse auditive pourrait être un moyen simple mais important de prévenir ou ralentir le développement de la démence en permettant aux personnes ayant une perte auditive de rester engagées dans la conversation et la communication » (The American Journal of Geriatric Psychiatry, 25 avril 2016).
Plus classiquement, la musicothérapie démontre par son efficacité la pertinence d’une telle voie thérapeutique. La maladie d’Alzheimer « semble épargner la capacité des personnes atteintes à percevoir et à tirer du plaisir de la musique », explique une neuropsychologue canadienne. « En plus de stimuler les fonctions cognitives du cerveau, la musique diminuerait l’agitation, l’anxiété et améliorerait la sociabilité des personnes malades. » (www.agevillagepro.com, 25 avril 2016).
« Le fait d’être dans l’instant, dans l’émotion éprouvée, développe une intelligence sensorielle », va jusqu’à dire Colette Roumanoff, auteur, metteur en scène et aidante de son mari Daniel, récemment décédé (Conseils des notaires 2016 ; hors-série n°5 – Alzheimer et dépendance, mai 2016).
La maladie d’Alzheimer peut-elle avoir un sens pour la personne qui en est atteinte ? « Véritable choc pour certains, écrit France Alzheimer, le diagnostic apparaît aussi comme un « soulagement » pour d’autres qui peuvent enfin mettre un mot sur un comportement perturbant car jugé irrationnel. » Mais il entraîne bien souvent une autre attitude : le déni. « Le déni est une étape du processus de deuil (…) Il pourra donc y avoir plusieurs périodes de déni au fil de l’évolution de la maladie. Il est important de respecter ces phases sans brusquer la personne qui se protège ainsi d’une réalité trop difficile à accepter immédiatement. (…) Si l’aidant se doit d’ accepter temporairement cette forme de déni, il doit, pour autant, veiller à la faire évoluer vers une forme d’acceptation, à ce qu’elle ne perdure pas au risque de devenir un obstacle à une prise en soin et en charge efficace » (www.francealzheimer.org, 26 avril 2016).
Il s’agit d’abord de donner du sens à l’environnement de la personne malade. « Il pleut d’énormes normes imbéciles et bornées, indifférentes aux situations et malgré tout compliquées, écrit l’architecte Yves Perret. Il pleut des labels étriqués quand le problème est la qualité de présence, le partage, la curiosité, l’intelligence, la sensibilité, la justesse, la générosité, la joie, la créativité … ! » « Il y a une nécessité absolue pour tous les professionnels, rappelle la gérontologue Colette Eynard, de ne pas oublier qu’habiter, c’est être maître chez soi, et donc, de s’abstenir de décider ce qui est bon pour les autres, et qu’ils considéreraient probablement comme inapproprié s’ils étaient eux-mêmes concernés » (Colette Eynard, Le parcours résidentiel au grand âge : de l’utopie à l’expérience, Paris : L’Harmattan, mai 2016). En référence à ce principe, des chercheurs de l’Université Paris-Descartes proposent une grille d’observation permettant d’appréhender le rapport de la personne à autrui, à l’espace, au temps et aux objets dans une situation sociale donnée (Journal International de Bioéthique, printemps 2016).
Mais c’est tout le rapport à la société qui est en jeu. La revue scientifique Dementia consacre un numéro spécial à la thématique Citoyenneté et démence. « La citoyenneté sociale, écrivent la Canadienne Deborah O’Connor et la Suédoise Ann-Charlotte Nedlund, intègre les notions de statut, de pratique et de relation. Elle s’appuie sur six droits fondamentaux : avoir des opportunités de se développer ; être reconnu entièrement, au-delà d’être simplement une personne malade ; garder un but dans sa vie, au-delà du diagnostic ; participer à sa propre vie en tant qu’acteur ; créer un sens de solidarité et d’appartenance avec les autres ; avoir le droit de vivre sans discrimination » (Dementia, 11 mai 2016).
Il est évidemment fondamental de veiller à ce que la fin de vie garde un sens, tant pour la personne malade que pour son entourage. La nouvelle loi française, qui oblige les équipes soignantes à respecter les directives anticipées, ne peut, à elle seule, résoudre tous les problèmes éthiques. Le Conseil supérieur de Santé belge propose, par exemple, d’accompagner les directives d’une « déclaration individuelle des valeurs de la personne, contenant – si elle le désire – des informations sur ce qui est important et porteur de sens dans sa vie » (Dementia, février 2016).
Peut-être bien que la personne malade ne trouvera justement du sens à son état que si ceux qui l’entourent éprouvent, pour eux-mêmes, la même sensation réconfortante. Dans une enquête réalisée il y a deux ans par l’Association française des aidants, « 70% ont répondu qu’ils n’auraient jamais imaginé être capables de faire ce qu’ils ont fait et que cela leur procure un sentiment de fierté. Beaucoup de témoignages ont montré que lorsque l’aide s’arrête, les aidants disent se sentir plus solides qu’avant. Il y a quelque chose de très valorisant dans le rôle d’aidant » (Conseils des notaires 2016, op. cit.)
Namaste est la salutation respectueuse, d’origine hindouiste, prononcée avec les mains jointes, en se penchant légèrement pour signifier « J’honore l’esprit en toi ». C’est aussi le nom du programme, Namaste Care, développé aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, destiné à des personnes malades au stade avancé vivant en maison de retraite. Pendant deux heures, chaque matin et chaque soir, un personnel spécialement formé s’efforce de recréer une atmosphère « comme à la maison ». Pour les uns comme pour les autres, un peu de sens ressurgit. » (www.stchristophers.org.uk, 6 avril 2016).
Jacques Frémontier
Journaliste bénévole