Éditorial - Savoir, c’est pouvoir
Édito
« Savoir, c’est pouvoir ; l’ignorance ne fait pas le bonheur ». Ainsi s’exprime le Professeur Sube Banerjee, concepteur de la stratégie Alzheimer en Grande-Bretagne. « La démence sort sur la place publique. Elle n’habite plus son petit monde de mystère coupé du réel. Elle fait partie d’un écosystème plus vaste d’aide et de soins qui nous implique tous. Une grande part de ce que nous faisons aujourd’hui est mal fait ou coûte trop cher. C’est une raison de nous réjouir : bien faire les choses augmentera la qualité de vie des personnes malades et de leurs familles. » (Alzheimer’s Insights, 10 novembre).
Essayer de savoir. Affronter les incertitudes et les vicissitudes du savoir. Voilà sans doute le premier acte (ou le prélude) d’un début de sagesse.
Les Ecossais sont toujours au premier rang de ceux qui cherchent (et, bien souvent, de ceux qui trouvent). En Ecosse, la James Lind Alliance est une organisation à but non lucratif qui a pour but de réunir trois groupes d’acteurs (les patients, les aidants et les cliniciens) pour identifier, dans divers domaines, les dix incertitudes majeures, ou « questions non résolues », ce qui leur permet ensuite de définir dix priorités pour la recherche. Autonomie de la personne malade, accès au diagnostic, soutien aux aidants, fin de vie, architecture et habitat : ainsi s’égrènent quelques-unes des interrogations sur la maladie d’Alzheimer… et les amorces de solutions évoquées par les participants à l’enquête (Age and Ageing, novembre 2015).
Les scientifiques – c’est leur vocation, voire leur noblesse – se reconnaissent volontiers en manque spécifique de savoir. « Le développement d’un traitement curatif de la démence en 2025 étant improbable, écrivent les experts internationaux de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la réduction du risque constitue l’approche la plus efficace pour retarder sa survenue et réduire potentiellement le nombre de nouveaux cas » (Lancet, 24 octobre 2015).
Manque ou surabondance ? Comment traiter, comment partager les millions (ou les milliards) de « données de masse » (mass data) issues de l’imagerie cérébrale, des téléphones mobiles, des cartes de crédit, des dossiers médicaux électroniques ? Une question majeure est la confiance mutuelle entre les acteurs : confiance du grand public, réticent à laisser circuler des « données personnelles » ; confiance des chercheurs les uns envers les autres… Comment protéger la vie privée des patients ? Comment élaborer de nouveaux systèmes de consentement ? (Dementia Research and Care, 3 février 2015).
Le grand public, tout justement, a-t-il un droit naturel à « tout savoir » ? La Food and Drug Agency (équivalent américain de notre Agence nationale de sécurité du médicament) vient d‘autoriser partiellement la vente directe aux consommateurs de kits de tests génétiques portant sur trente-six maladies (mais ni le cancer, ni le diabète, ni les accidents cardio-vasculaires, ni la maladie d’Alzheimer). Rappelons que ces analyses du génome pour convenances personnelles sont – à juste titre – interdites en France (AFP, Le Monde, 22 octobre 2015).
Les gérontechnologies pourraient sans doute, à l’avenir, aider les personnes âgées à maintenir des réseaux sociaux de soutien. Mais aujourd’hui, selon Eurostat, 77% des plus de soixante-quinze ans déclarent n’avoir aucune compétence pour utiliser Internet. Ce fossé se réduira au cours du temps, mais il subsistera toujours un fossé générationnel, étant donnée la vitesse de renouvellement des techniques (Government Office for Science, London, mai 2015). En France, la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) s’interroge sur « le juste accès » à ces nouvelles réponses, dont l’un des enjeux porte sur la pertinence par rapport aux besoins des personnes. Par exemple, une étude sur la téléassistance réalisée par l’Institut national de la consommation (INC) montre comment une technologie peut représenter une fausse sécurité en fonction de ses utilisations (www.cnr-sante.fr, 28 octobre 2015).
Ceux qui savent ne sont pas toujours ceux que l’on croit (ni, parfois, ceux qui se croient). Il y a un savoir de l’expérience, du vécu, du terrain, qui échappe, trop souvent, aux catégories (voire aux dédains) de l’institution.
Les infirmier(e)s, par exemple, possèdent un trésor de compétences qui a longtemps été sous-estimé. Aujourd’hui le corps médical interroge leurs connaissances, notamment sur les troubles anxio-dépressifs, pour lesquels ils sont parfois les seuls (ou les meilleurs) à proposer des conduites adaptés : le toucher, la douceur, l’augmentation du temps de présence (Soins Gérontologie, novembre-décembre 2015). Au Royaume-Uni, plusieurs opérateurs ont participé au programme de développement du Collège royal infirmier (Royal College of Nursing) pour améliorer les soins aux personnes atteintes de démence dans les services de médecine aigüe (Nursing Older People, 29 octobre 2015). En Allemagne, des chercheurs ont mené une enquête auprès de cent trente infirmières de douze maisons de retraite pour connaître leur perception des comportements non verbaux face à l’alimentation et à l’hydratation artificielles (Journal of the American Geriatrics Society, 14 novembre 2015).
Les acteurs de l’aide à domicile maîtrisent, eux aussi, un savoir irremplaçable : il faut savoir, explique un de leurs responsables dans le département du Nord, « donner du temps au temps, demeurer neutre, discret, patient, disponible et écouter (sans jugement) ; savoir partager et attendre (…) ; avoir un rôle de passeur (Doc’Domicile, novembre 2015-janvier 2016). L’aide à domicile et l’auxiliaire de vie sont au plus près de la personne accompagnée, mais bien souvent leurs observations ne sont pas mises à profit, « à tort, sachant qu’elle détiennent de précieuses informations, même si elles n’en sont pas toujours conscientes » (ibid.). Encore faut-il les reconnaître : « les équipes encadrantes ont un rôle à jouer, écrit Marion Villez, responsable du pôle Initiatives locales à la Fondation Médéric Alzheimer, pour les orienter et les soutenir pour qu’elles osent s’affirmer et que leurs initiatives soient reconnues » (Doc’Domicile, novembre 2015-janvier 2016).
Deux mots semblent résumer leurs compétences majeures : l’écoute et le tact. « L’intervenant est bien souvent perçu comme un étranger, voire un intrus qui a besoin d’aide », observe Kevin Charras, responsable du pôle Interventions psychosociales à la Fondation. « Face à un refus de soins et à la « non demande » qui en résulte, il doit trouver une réponse graduée, « dans le respect de ses angoisses liées à la maladie ». « Les pratiques d’aide et l’habileté des intervenants s’apparentent à des ruses, souligne le sociologue Frank Guichet. Ils ont une mission à remplir qui les pousse non pas à fermer les yeux par discrétion, mais au contraire à les ouvrir bien grands. Ils portent un « regard clinique » pour évaluer les capacités d’autonomie des personnes et déterminer l’attitude la mieux adaptée » (Doc’Domicile, novembre 2015-janvier 2016).
Et les familles dans tout cela ? Ce sont souvent les grandes oubliées, alors qu’elles en savent sans doute plus que quiconque sur les besoins et les attentes de la personne malade. Écoutons leur plainte face aux professionnels : « Ils vous pressent et vous poussent … et vous ne pouvez jamais obtenir d’eux une bonne réponse » (Australasian Journal on Ageing, 28 octobre 2015). Certes, il s’agit ici des Australiens, mais sommes-nous si sûrs que nous n’entendrions pas parfois en France la même musique ? Les aidants familiaux veulent être associés aux soins. Ils souhaitent que leur connaissance de la personne âgée soit respectée par les soignants.
Aujourd’hui les acteurs les plus éclairés de la galaxie Alzheimer ont, semble-t-il, enfin compris que ceux qui « savent » le plus et dont le « savoir » est incontournable, ce sont les personnes malades elles-mêmes. « L’une des façons les plus efficaces qu’ont les personnes malades de transformer leur vie est de faire entendre leur voix individuellement et collectivement, écrit en août 2015 le groupe expert de la Mental Health Foundation (Fondation pour la santé mentale). Trouver une voie collective peut être un outil puissant de changement. L’importance de la voix authentique de l’expérience vécue ne peut être déniée. À mesure que cette voix collective s’amplifie, se réalise la capacité de devenir des agents du changement » (http://mentalhealth.org.uk, août 2015).
« Veut-on continuer, tristement, beaucoup trop souvent, à parler de nous sans nous (about us without us) ? » écrit sur son blog Kate Swaffer, malade jeune et animatrice du groupe Dementia Alliance International. Et de nous appeler à changer enfin de langage.
Jacques Frémontier
Journaliste bénévole