Editorial - Nouvelles cultures
Édito
En ce début d’hiver, assistons-nous à une sorte de printemps de la réflexion sur la maladie d’Alzheimer et les autres maladies neuro-dégénératives ? Il semble que l’on commence à respirer un air nouveau dont les traces apparaissent dans au moins trois domaines.
De nouvelles temporalités imposent leur rythme inédit. Les pays ayant adopté des stratégies nationales contre la démence, fait remarquer Alzheimer Europe, ont tous identifié le diagnostic précoce comme une priorité. Mais entre la moitié et les deux tiers des personnes atteintes n’ont cependant jamais été identifiées (www.euractiv.fr, 3 novembre 2016). Ce qui n’empêche pas le débat éthique de continuer à faire rage…
De nouvelles causalités se révèlent. Les certitudes les mieux établies s’affaissent. La protéine tau dans le sang n’est pas considérée comme un biomarqueur fiable (Neurology, 25 octobre 2016). On s’aperçoit qu’une densité élevée de plaques amyloïdes dans le cerveau n’implique pas nécessairement des troubles cognitifs (Neuroscience, novembre 2016). Des chercheurs suisses et chinois ont même émis l’hypothèse qu’il existerait un lien entre l’inflammation de la flore intestinale et la démence (Neurobiology of Aging, 31 août 2016). La plupart admettent désormais une pluralité de déterminants parfois exogènes, liés notamment à l’environnement physique ou social.
De nouvelles rationalités s’expriment : le règne unique du biomédical a pris fin. Les interventions psycho-sociales, dont l’efficacité n’était pas encore scientifiquement démontrée, acquièrent aujourd’hui leur pleine légitimité (www.has-sante.fr, 2 novembre 2016).
Le temps est donc venu de constater la mise en place progressive de nouvelles cultures, tant chez les soignants (et peut-être de la société toute entière) que des personnes malades et de leurs familles.
L’avis rend par la Haute Autorité de la santé sur les quatre molécules anti-Alzheimer a produit un véritable choc, même si la ministre de la Santé s’est immédiatement opposée à tout déremboursement « tant qu’un protocole de soins ne sera pas non seulement élaboré, mais mis en place ».
L’étonnement ne vient pas tant du constat – déjà bien connu – du faible « service rendu » des traitements médicamenteux, mais de l’accent mis désormais sur les interventions psychosociales : « prise en charge orthophonique, stimulation cognitive, mise en place d’activités motrices … » (ibid.). Il s’agit bien d’une nouvelle culture du soin, qui se heurte parfois, du reste, à des résistances, comme – par exemple – lorsque les autorités recommandent en vain de diminuer la prescription d’antipsychotiques (International Journal of Pharmaceutical Practice, 15 novembre 2016).
La mutation va bien au-delà du recours au médicament. L’association britannique Dementia Care Matters considère que les personnes malades demandent, avant tout, aux soignants d’« apporter de la confiance et de la chaleur » et que le port de la blouse représente un obstacle à éliminer. Ici encore, beaucoup de professionnel(les) freinent des quatre fers (Journal of Dementia Care, novembre-décembre 2016).
Une nouvelle culture juridique, souvent d’inspiration anglo-saxonne, tend, au même moment, à émerger. Le droit français ignore traditionnellement la notion de vieillissement. La seule référence à l’âge, dans le Code et la jurisprudence, concerne la minorité. Mais une réflexion se fait jour sur la capacité des personnes âgées à agir seules ou à contribuer à leur sort personnel : une démarche de « planification centrée sur la personne » consiste à valoriser leur participation pour qu’elles deviennent concrètement, le plus possible, acteurs de leur inclusion sociale (http://gdr.site.ined.fr, octobre 2016).
Dans le cadre du programme Specialz, un collectif de chercheurs en sociologie, en droit et en philosophie s’interrogent sur la pertinence d’un statut juridique particulier pour les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. Ils constatent que les professionnels de terrain construisent progressivement ce qu’ils appellent une « dynamique d’acceptation », à partir d’une première « formalisation d’un consentement » » (ibid.).
Des philosophes ou des éthiciens – voire des médecins ou des praticiens au quotidien – en arrivent ainsi à définir une nouvelle culture de la relation à l’Autre. « Croire en l’autre dans son identité intacte et mettre en œuvre dans nos actes les comportements qui en découlent », nous dit Catherine Ollivet, présidente de France Alzheimer 93. Emmanuel Hirsch, directeur de l’Espace national de réflexion éthique sur les maladies neuro-dégénératives, rend hommage à ceux qui incarnent cette « éthique en acte », qui « inventent et incarnent [chaque jour] cette justesse d’une présence attentive et compétente » (Les Cahiers de l’Espace éthique, novembre 2016).
Mais qu’on y prenne garde, nous avertit la gériatre Elisabeth dell’Accio : « dans la relation à l’autre, mon attitude doit sans cesse être tempérée par la réflexion visant à m’assurer que je me prépare à agir réellement pour son bien et non pour mon propre bien, ou l’idée que je me fais de son bien. Prendre conscience que l’autre n’est pas un espace de projection », ce qui s’impose tout particulièrement lorsque nous avons à affronter les interrogations sur sa fin de vie (Doc’accompagnement, septembre-octobre 2016).
Pour les personnes malades, toutes les facettes de la révolution culturelle qui s’annonce aujourd’hui se résument à un seul mot : le verbe participer.
Dès la minute de l’annonce du diagnostic, la personne cesse d’être ce qu’on appelle justement un « patient » – quelqu’un qui subit. Le diagnostic, font remarquer deux sociologues, l’un canadien, l’autre australien, est le début d’un processus, un point de départ pour « entrer dans un « rôle de malade », avec sa stigmatisation, mais aussi pour nommer le problème et que la personne puisse donner un cadre à son propre récit ». Qu’elle puisse enfin commencer à donner sens à ce qu’elle va devoir affronter (Sociology of Health and Illness Journal, 22 octobre 2016).
« Mise en capacité (empowerment) et participation des personnes malades et de leurs aidants » : c’est l’un des sept principes que pose aujourd’hui, dans son plan d’action contre la démence, l’Organisation mondiale de la santé (Lancet Neurology, novembre 2016). « Même un patient au stade modéré ou sévère est capable d’indiquer un choix et montrer qu’il comprend », constate une revue de la littérature scientifique sur les questions de capacité et de prise de décision chez les personnes atteintes de démence (Annals of Indian Academy of Neurology, 4 novembre 2016).
La psychologue Emilie Hermant, co-directrice du collectif DingDingDong, un institut de coproduction de savoirs sur la maladie de Huntington, fait le pari de parvenir collectivement à un « savoir expérientiel » sur les formes génétiques des maladies neurodégénératives. « Que se passerait-il, demande-t-elle, si le test et la maladie, tels qu’ils sont définis actuellement, étaient réfléchis à partir des expériences réelles des porteurs et des malades eux-mêmes, lesquels n’ont pas pour l’instant la possibilité de participer à la manière dont on pense ce qu’il leur arrive ? » A partir de recueils de telles expériences, l’association élabore des propositions pragmatiques pour aider à « vivre honorablement » la maladie (Cahiers de l’Espace éthique, op.cit.)
Cette participation active commence à s’organiser dès le stade de la recherche. « Les équipes qui examinent le financement des projets de recherche académique, écrivent des chercheurs en soins infirmiers et travail social de l’Université de Manchester (Grande Bretagne), exigent aujourd’hui davantage de transparence pour démontrer comment les personnes ayant une expérience vécue ont été ou seront impliquées. » Trois associations de personnes malades ont acquis, notamment en Ecosse, le statut de co-chercheurs (Dementia, octobre 2016). Des personnes malades rejoignent, surtout en Grande Bretagne, le groupe de travail européen sur la démence : « Ce sont des expériences enrichissantes qui m’ont donné espoir, qui m’ont permis de comprendre que je pouvais continuer à vivre et à contribuer à la société », explique l’une d’entre elles (www.euractiv.fr, 9 novembre 2016).
Leur participation s’affiche désormais dans la plupart des conférences nationales ou internationales sur la maladie, ce qui – selon les mots de Kate Swaffer, présidente de Dementia Alliance International – « améliore de façon directe leur bien-être et a un impact positif sur leur qualité de vie, leur sens de l’identité ». Cela peut aussi, dit-elle, « contribuer au développement de nouveaux traitements ou de méthodes de réhabilitation » (www.dementiaallianceinternational.org, octobre 2016).
C’est peut-être dans le langage que l’émergence et la diffusion d’une nouvelle culture tardent aujourd’hui à se faire sentir. Le registre des métaphores pour dire la maladie évolue lentement. Les images guerrières ou sportives continuent souvent à semer la stigmatisation ou le pessimisme. Peut-on suggérer paradoxalement que cela reste … un vrai terrain de combat ? (American Journal of Bioethics, 21 septembre 2016; Journal of Dementia Care, novembre-décembre 2016 ; https://jeanyvesnau.com, 6 novembre 2016).
Jacques Frémontier
Journaliste bénévole