Éditorial - l’expérience vécue
Édito
L’heure est-elle enfin venue du « grand tournant » ? Après le énième échec d’un essai clinique de phase 3 sur une énième molécule, le solanezumab – un anticorps visant la protéine bêta-amyloïde -, deux chercheurs de l’Université de Sydney (Australie) et de Cambridge (Royaume-Uni) estiment qu’il faut maintenant « avoir le courage de regarder ailleurs » (British Medical Journal, 29 décembre 2016). Ailleurs, mais où ? Deux de leurs collègues de l’University College de Londres en arrivent à la conclusion qu’il faut entièrement changer de paramètres : ils émettent l’hypothèse de « processus pathologiques multiples, à l’œuvre durant de longues périodes, qui interagissent via des boucles de rétroaction et d’induction (…), pour créer (ou non) les symptômes et les schémas de comportement que nous appelons démence (…). Conséquence immédiate : l’espoir d’un traitement curatif unique semble irréaliste ». Il faudrait donc, selon eux, renoncer à la « médecine de la promesse » et se résoudre à considérer la démence sur le modèle du handicap : « une combinaison d’incapacités cognitives, émotionnelles (dépression) et physiques (fragilité), qui sont toutes partiellement modifiables. » « La prévention, disent-ils, est plus utile que le traitement » (BMJ, 16 janvier).
Ce retour au « monde réel » prône aujourd’hui la primauté de l’ « expérience vécue » : les personnes malades et leurs aidants possèdent un « savoir » sur la maladie, qu’il s’agit de décrypter et d’utiliser. Quelque chose comme une « thérapeutique du vécu » commencerait même à émerger.
Commençons donc par observer, par analyser, par mesurer. Dans quelle mesure la personne malade a-t-elle justement conscience de son mal ? Une équipe de psychiatres et de neurologues de l’Université d’Australie occidentale a validé une méthode d’entretien structuré pour évaluer la perception approfondie (insight) que la personne a de sa maladie, ce qui constitue un élément clé pour proposer un accompagnement approprié (Alzheimer’s and Dementia Journal, 26 décembre 2016).
Souffre-t-elle et avec quelle intensité ? Des odontologues néerlandais proposent, par exemple, de déchiffrer, grâce aux mimiques du visage, la douleur oro-faciale en cas de difficultés de mastication au moment des repas (Behavourial Neurology, volume 2016). Encore faut-il distinguer « la douleur, qui relève du domaine physique, et la souffrance, qui serait plutôt morale ». Mais la première, explique la gériatre Elisabeth Quignard, peut se transformer en la seconde « dès lors qu’elle représente un vécu douloureux et une prise de conscience de sa fragilité, avec une dimension émotionnelle et affective ». Ce qui, selon elle, impose au médecin de « prendre conscience de ses propres faiblesses et de renoncer à se situer dans le pouvoir pour devenir capable d’une authentique inquiétude pour celui qui souffre » (www.agevillagepro.com, 22 janvier 2017).
Source inépuisable de souffrance, la solitude (état subjectif, à ne pas confondre avec l’isolement social, fait objectif) doit, en toute priorité, être repérée. Pour Annie de Vivie, « entrer en relation avec une personne désorientée s’apprend. La fuite des amis, des proches, et même du médecin est souvent le fruit d’un sentiment d’impuissance [encore le vécu !]. Ils sont démunis : outillons-les, formons-les, informons-les sur les services, les aides, jusqu’au bout de la vie ! » (www.agevillage.com, 23 janvier 2017).
Être, c’est aussi se situer. Pour le psychologue Stephan Courteix, « habiter est une condition pour être au monde. L’espace constitue l’une des dimensions de notre construction psychique et identitaire », qui « procède d’une élaboration longue, complexe, à laquelle s’attelle le sujet dès sa venue au monde, et qu’il ne cesse de poursuivre sa vie durant. Dans cette quête de limites, d’une enveloppe, d’une place (…), un lieu tient une place particulière : l’habitat » (www.agevillagepro.com, 16 janvier 2017). Lors du recueil des informations auprès de la personne âgée, dans le cadre de la nouvelle grille d’évaluation multidimensionnelle établie par la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA), il convient ainsi de mesurer ses capacités d’orientation et de cohérence : « la personne sait-elle se situer par rapport aux saisons, au moment de la journée, dans ses lieux habituels de vie ? » (www.cnsa.fr, décembre 2016).
Mais la CNSA ne dissocie pas la personne malade de son aidant. Elle invite à interroger aussi le « ressenti » de ce dernier : « repérer la manière dont il perçoit la perte d’autonomie de son proche, le niveau de dépendance (acceptation, inquiétude, déni …) ; la manière dont est principalement vécue l’aide apportée en prenant en compte la possible ambivalence des ressentis, qu’ils soient plutôt positifs (renforcement du lien) ou plutôt négatifs (un poids, une contrainte) (ibid.).
Mettre à profit notre exploration de l’« expérience vécue » pour en faire un élément majeur d’une nouvelle stratégie d’accompagnement et de soins : voilà un des défis d’aujourd’hui.
Les personnes malades doivent désormais être parties prenantes aux recherches concernant leur maladie. Le groupe d’experts internationaux, mené par Franka Meiland, de l’Université libre d’Amsterdam, et soutenu par Alzheimer Europe, qui travaille sur les technologies de soutien aux personnes atteintes de démence vivant à domicile, exige comme pré-requis à tout financement de projet, que ces personnes, ou leurs aidants, soient systématiquement impliquées. Et de mettre en avant les questions éthiques, parmi lesquelles « la liberté face au paternalisme (…), la dignité face à la stigmatisation (…), l’inclusion sociale face à la perte du contact humain » (Disability and Rehabilitation Assistive Technology Journal, janvier-juin 2017).
Mieux encore : une équipe de l’Université de Toronto (Canada) affirme apporter des preuves scientifiques que – contrairement à une opinion commune – ces personnes souhaitent apprendre à utiliser de telles technologies. Et qu’elles le peuvent (Journal of Medical Internet Research, 11 janvier 2017).
Un groupe d’experts britanniques, mené par une chercheuse de l’Université du Hertfordshire, va jusqu’à préconiser une co-production des soins en partenariat avec les professionnels, les personnes malades et leurs aidants (www.ncbi.nlm.nih.gov, 18 janvier 2017). Faye Forbes, une ministre anglicane de soixante-quatre ans, atteinte de la maladie d’Alzheimer depuis dix ans, co-signe un article avec un gériatre canadien : elle témoigne que les médecins s’intéressent de plus en plus à l’expérience des patients et de leur famille concernant le diagnostic et la prise en charge de la démence. Elle dit espérer que son témoignage direct les encouragera dans cette voie, « pour améliorer les soins et les résultats cliniques » (Canadian Family Physician, janvier 2017).
C’est dans cet esprit que deux économistes attachées au Centre de recherche Médecine, sciences, santé mentale, société (unité mixte INSERM/CNRS/Hautes études en sciences sociales) présentent une évaluation de la vie humaine basée sur l’approche des « capabilités », c’est-à-dire « l’ensemble des possibilités qui sont à la disposition de la personne, parmi lesquelles elle va pouvoir faire un choix ». Il y faut « une triple reconnaissance : celle de la diversité des êtres humains ; celle que la disponibilité des ressources ne suffit pas, à elle seule, à garantir la capacité réelle d’agir ou le « bien vivre » des personnes : celle de la nécessité de trouver des solutions pratiques pour rendre la société moins injuste à l’égard de ceux qui sont dans des situations de désavantage considérées collectivement comme devant faire l’objet d’une correction ». Appliquant leur concept à la maladie d’Alzheimer, elles proposent de répertorier « ce qui, dans les façons de faire et d’être, observées ou rapportées par les personnes directement ou indirectement concernées, résulte d’un choix qu’elles valorisent, en d’autres termes sur ce qui compte pour elles et donc leurs aspirations et leurs finalités » (Revue française d’éthique appliquée, janvier 2017). Résumons un peu brutalement : il s’agit de construire une stratégie d’accompagnement et de soins à partir des valeurs qui sous-tendent les choix et les valeurs, plus ou moins explicites, de la personne malade.
On comprend mieux dès lors les interrogations sur la place que pourrait prendre la spiritualité dans les services de soins palliatifs. « La spiritualité englobe plusieurs concepts, allant du plaisir des choses simples aux questions plus fondamentales du sens de la vie et de la mort », écrivent deux des enquêteurs d’une recherche menée dans un tel service. « Certains sans plus aucun but dans la vie ont semblé mieux apaisés que d’autres avec un but bien précis. Partager leur vécu a prévalu sur quantifier leurs besoins. Et expliquer leur sérénité, ou au contraire leur peur face à la mort, a été très important pour eux » (Revue internationale des soins palliatifs, 4ème trimestre 2016).
Il n’y a pas que les personnes malades et leurs aidants pour privilégier l’« expérience vécue » : aux Pays-Bas, des professionnels des soins infirmiers, insatisfaits de la délivrance des soins dans les maisons de retraite néerlandaises, ont décidé de créer un nouveau modèle de prestations à domicile, centrées sur le patient, pour faciliter le plus possible le maintien de l’autonomie. Ils se sont constitués en coopérative et ont essaimé en Suède, au Japon et aux États Unis. Ils ont réduit de 50% les heures de soins, dont ils ont amélioré la qualité, tout en augmentant la satisfaction de chacun (www.buutzorgusa.org, 30 janvier 2017).
Le « grand tournant » de l’expérience vécue concerne donc aujourd’hui les trois principaux acteurs que sont les personnes malades, les aidants familiaux et les aidants professionnels. Quand donc intéressera-t-il pleinement, dans notre pays, la société civile toute entière ?
Jacques Frémontier
Journaliste bénévole