Editorial - Le secret caché
Édito
Nous voici, une fois encore, dans le temps de l’incertitude.
Incertitude, plus grande que jamais, sur les déterminants de la maladie : des chercheurs italiens tentent d’établir que la cause originelle serait à rechercher non dans le cerveau, mais dans le tube digestif. Ils lancent l’hypothèse d’une double piste microbienne et immunitaire. L’activation immunitaire dans les intestins par les protéines amyloïdes bactériennes entraînerait une réaction immunitaire et une inflammation dans le cerveau, qui serait à l’origine de l’agrégation protéique cérébrale (Brain Behaviour and Immunity, octobre 2017 ; Neurobiology of Aging, janvier 2017).
Incertitude sur les thérapeutiques et – avant tout – sur les approches bio-médicales. Alors qu’en France la Haute autorité de santé avait – on s’en souvient – émis les plus grandes réserves sur les quatre médicaments prescrits contre la maladie d’Alzheimer, la commission de vingt-quatre experts internationaux réunie par la revue médicale The Lancet préconise de les proposer « à tous les stades de la maladie » (Lancet, 18 juillet 2017).
Ce qui n’empêche pas une équipe de l’Université de l’Indiana (USA), d’observer, sur une cohorte de deux cents personnes malades, que 39 à 59% d’entre elles (suivant la molécule choisie par les médecins) ont abandonné le traitement après dix-huit semaines, en raison principalement des effets indésirables (Journal of the American Geriatrics Society, juillet 2017).
Les stratégies psycho-sociales n’échappent pas toujours à ces incertitudes. Il semblait universellement admis que l’activité physique pratiquée à l’âge adulte réduisait le risque de développer une démence. À la surprise générale, l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) émet aujourd’hui des doutes, tout en rappelant que cette pratique est « bénéfique pour le système cardio-vasculaire » (http://presse-inserm.fr 6 juillet 2017).
Dans ce grand tohu-bohu des certitudes enfuies, un mot (ou un concept) fait cependant consensus : la personne, l’individu.
Les droits de la personne sont ré-affirmés avec de plus en plus de force. Les stratégies d’accompagnement et de soins sont de plus en plus centrées sur la personne.
Jamais on n’a autant proclamé les droits de la personne âgée malade et dépendante (ce qui, bien sûr, ne garantit pas toujours leur traduction concrète dans la réalité quotidienne).
« Je peux bien vivre avec la démence » : Alzheimer’s Disease International (ADI), fédération mondiale d’associations Alzheimer, publie une Charte mondiale de la démence, en dix articles rédigés à la première personne.
« Je dois être traité comme un individu à part entière, et ceux qui s’occupent de moi devront connaître mon parcours de vie ; je dois être respecté pour la personne que je suis » (www.alz.co.uk, août 2017).
L’Université de Stirling, en Ecosse, lance justement un groupe consultatif de personnes atteintes de démence pour travailler avec l’équipe pédagogique et mieux intégrer leurs points de vue à l’enseignement universitaire (Dementia Services Development Center, Newsletter, août 2017).
La société Alzheimer britannique présente son programme « un partenariat pour la personnalisation » : comment négocier un dossier d’aide avec les autorités locales ; comment les municipalités peuvent s’organiser pour être dementia friendly, accueillantes à la démence. (Living with Dementia, Personal Choice, printemps 2017).
On peut remarquer que la France est peu présente dans ce grand élan de proclamations, depuis la Charte Éthique et Société, édictée par l’Espace éthique Alzheimer en 2011 (et sans cesse remise à jour depuis six ans).
Comment traduire dans les soins et l’accompagnement de tous les jours cette centralité fondamentale de la personne ?
Sans doute faut-il avant tout se pénétrer du principe d’autonomie. L’Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux (ANESM) publie, à son accoutumée, en juillet 2017, des « recommandations de bonnes pratiques professionnelles » (http://anesm.sante.gouv.fr, juillet 2017).
S’intéressant particulièrement aux dispositifs spécifiques (pôles d’activités et de soins adaptés, unités d’hébergement renforcé), elle recommande la personnalisation de l’offre : accueil et accompagnement des personnes, projet thérapeutique …).
Les équipes spécialisées à domicile offrent un exemple parlant de cette stratégie : l’association Atmosphère, à Paris, propose, par exemple, les services d’une psychologue, une psychomotricienne et une assistante de soins en gérontologie, qui se rendent, chaque semaine, au domicile des personnes malades, pour les aider à se déplacer et faire leurs courses dans leur quartier ou à gérer les activités de la vie domestique (téléphone, télévision, micro-ondes …). Il s’agit de tenter de maintenir les capacités qui leur restent, notamment en leur faisant retrouver des repères de temps et d’espace (http://sante.lefigaro.fr, 28 août 2017).
Ne jamais contraindre. Toujours rechercher l’adhésion pleine et entière de la personne. C’est le principe conducteur des stratégies passées en revue par une chercheuse de l’Université de Nottingham (Grande-Bretagne) pour mieux faire accepter aux personnes malades un programme d’exercice physique : personnalisation de l’intervention, suivi individuel, musique, accent mis sur les activités agréables … (Preventive Medicine Reports, 2017).
C’est qu’en effet la remise au premier plan du principe de plaisir se révèle souvent un moyen efficace.
Retrouver, par exemple, le plaisir de manger, notamment en EHPAD, constituerait une arme efficace contre la dénutrition, qui entraîne une augmentation du niveau de dépendance. « Pour parler du plaisir de manger, observe un médecin gériatre, il faudrait déjà avoir le choix ! Choix du lieu (salle à manger ou chambre), choix de la place à table, choix des horaires, choix des plats … ». Inutile de dire que l’organisation présente des établissements et leurs contraintes budgétaires ne permettent guère d’espérer une réelle amélioration ! (www.silvereco.fr, 5 septembre 2017).
Chanter est sans doute une façon plus abordable de se faire plaisir. Le chanteur américain Glen Campbell, qui vient de mourir, chantait pour raconter sa maladie d’Alzheimer et le documentaire tourné sur son expérience s’intitulait justement I’ll Be Me (Je serai moi) (www.lemonde.fr, 9 août 2017).
Mais la plus incroyable démonstration du principe de plaisir, il fallait la chercher à Gavirate, sur le lac de Varese, où le quotidien Il Corriere della Sera (le plus lu d’Italie) organisait, au début du mois de septembre 2017, avec le partenariat de l’association italienne de psychogériatrie, la première Fête Alzheimer. Oui, LA FETE, où l’on célébrait, dit le journal, « la joie d’être ensemble ». Au milieu d’une cinquantaine de performances de danse, de théâtre, de cinéma, de musique, de poésie, le photographe Settimio Benedusi a eu une idée qu’il qualifie de « provocante » : il a monté une exposition d’auto-portraits photographiques de personnes malades qu’il intitule « selfies sans self », (selfies sans conscience de soi). « Je me prends en photo, donc je suis ». « Un selfie, dit-il, est un geste d’orgueil. Nous sommes aussi nous-mêmes. Si Nikko regarde l’objectif et clique, peut-être qu’il ne se reconnaît pas lui-même. Mais nous le voyons, lui, et nous ne pouvons plus faire semblant qu’il n’existe pas » (www.alzheimerfest.it, 18 août).
Le secret commun à toutes ces expériences, c’est peut-être qu’il faut toujours chercher, trouver, donner un sens.
Il n’y a pas de conduite absurde. La personne malade, quand elle manifeste un trouble en apparence incompréhensible, veut toujours dire quelque chose.
Un exemple nous en est fourni par la déambulation. Rien de plus dérangeant, pour les soignants ou les familles, que cette insupportable façon de toujours vouloir être ailleurs, partir, s’agiter sans but apparent, parfois fuir (ce que nous appelons « fugue »).
Jennifer Bute, médecin et atteinte de la maladie d’Alzheimer, explique sur son blog : « Il s’agit toujours de répondre à un besoin. De plus en plus de lieux cessent d’être familiers. Nous voulons répondre à une hallucination visuelle, essayer de rejoindre quelqu’un dehors. Lorsque notre esprit s’embrouille, nous ne sommes plus sûrs du but que nous recherchons. Nous y allons quand même. Ou bien nous cherchons à nous évader d’une situation qui nous stresse … » (Jennifer Bute, Dementia Issues, Wandering, https://vimeo.com, août 2017).
À nous de découvrir le secret caché.
Jacques Frémontier
Journaliste bénévole