Éditorial - Capacités

Édito

Date de rédaction :
22 novembre 2015

Les révolutions les plus profondes sont souvent les moins visibles. Depuis des décennies, toute la planète Alzheimer tournait en France suivant un modèle unique, éprouvé par l’Histoire : le médecin « sait » ; le personnel soignant – comme son nom semble l’indiquer – « soigne » ; le travail hospitalier fonctionne « à la charge » (soins, toilettes, transferts, aide aux repas, etc.) ; la personne malade est « prise en charge » dans l’institution hospitalière. C’est le modèle sanitaire. Un tel système semble aujourd’hui quelque peu essoufflé. « Les résidents (…) ne peuvent s’acclimater durablement à ce qu’ils ne considèrent pas comme un milieu de vie. Les soignants, qui voient leur charge de travail s’alourdir et les moyens diminuer, ne peuvent que se sentir en décalage par rapport à leurs attentes professionnelles », écrivent le neuropsychologue Christophe Reintjens et le docteur en psychologie environnementale Kevin Charras, tous deux membres de l’équipe de la Fondation Médéric Alzheimer.

Un nouveau modèle tend à s’imposer peu à peu, celui du handicap, tel qu’il est défini par l’Organisation mondiale de la santé. « La maladie d’Alzheimer engendre un handicap cognitif progressif (…) dont la guérison est impossible et la stabilisation temporaire. L’acceptation et l’adaptation aux déficiences cognitives, aux limites d’activité et de participation, ainsi que la modification des caractéristiques sociales et physiques de l’environnement redonneront aux résidents accès à l’estime de soi, à l’autonomie et à des relations sociales satisfaisantes. Ils permettront également aux professionnels d’alléger leur charge de travail tout en dégageant du sens, de la marge de manœuvre et de la créativité » (La démarche pédagogique Eval’zheimer : vers un accompagnement du changement, Doc’Alzheimer, octobre-décembre 2015).

C’est peut-être le début d’une véritable révolution culturelle.

Un mot polarise désormais tout le débat : capacités.

Il s’agit d’abord d’évaluer les capacités restantes. C’est ainsi que le groupe de maisons de retraite Korian a mis en place une grille d’évaluation des capacités préservées du résident : fonctionnelles (alimentation, toilette, habillage/déshabillage, élimination, mobilité), sensorielles (vue, ouïe, goût, odorat, toucher), cognitives (communication, orientation, mémoire, attention/vigilance, compter, lire, écrire …), sociales et domestiques, avec un recueil de ses envies et de ses goûts. Le résident devient, dans la mesure de ses facultés, acteur de ses journées, capable de gérer ses activités domestiques, avec un rôle social dans son lieu d’accueil (Hédont-Hartmann S., La grille des capacités préservées, Doc’Alzheimer, op.cit.).

Le deuxième acte consiste à stimuler.  Le jeu peut souvent répondre à cette nécessité. « Il permet au résident d’exprimer ses envies et d’utiliser ses capacités (…), de se délasser, se divertir, libérer ses tensions et renforcer l’estime de soi», écrit justement Cédric Gueyraud, qui a obtenu une bourse doctorale de la Fondation Médéric Alzheimer pour son travail de recherche en sciences de l’éducation sur Jeu et résilience dans la maladie d’Alzheimer. Les jeux proposés doivent être variés et adaptés, favoriser le sentiment de liberté (www.fondation-mederic-alzheimer.org, 30 novembre 2015).

C’est dans ce cadre qu’a été développé MeMo, un ensemble d’exercices ludiques, gratuit via Internet, pour stimuler les fonctions cognitives. Il peut être utilisé par les professionnels de santé, lors de séances individuelles ou de groupe, puis par les patients eux-mêmes (www.memory-motivation.org/home-2, 3 décembre 2015 ; European Psychiatry, novembre 2015). Une des difficultés réside dans la capacité des personnes malades à comprendre, puis à pratiquer ces jeux. Des chercheurs de l’Université de Nice Sophia Antipolis ont mis au point à leur intention un système d’assistance automatisée (ibid.). Une autre équipe de la même université développe Xtorp, un serious exergame (jeu sérieux faisant intervenir l’activité physique) : le joueur pilote un sous-marin et aspire à devenir Amiral 5 étoiles ; le Conseil national du numérique classe l’entreprise qui réalise ce projet parmi les cinq « pépites et talents français de la e-santé » (ibid.)

Le troisième acte se traduit enfin par la mise en œuvre juridique de ces capacités préservées. La personne malade (voire en bonne santé) peut signer un mandat de protection future, qui lui assure une protection complète sans intervention du juge. Là aussi, il s’agit d’un changement de culture dans notre droit. Jusqu’alors, cette innovation est restée extrêmement peu pratiquée, parce qu’elle n’est soumise à aucun enregistrement et peut donc n’être jamais déclenchée, puisque rien n’atteste de son existence (www.unaf.fr, 24 novembre 2015).

La grande nouveauté, c’est peut-être la mise en lumière d’une capacité restante jusqu’ici peu explorée : le sensoriel.  Pour la première fois, un colloque international de deux jours s’est tenu à Nice sur le thème de la sensorialité et de la maladie d’Alzheimer. « Lorsque la cognition se détériore, la personne perçoit le monde qui l’entoure avec son expérience sensorielle, sans qu’elle puisse toutefois intégrer toutes ces informations pour en comprendre le contexte », écrivent Paul-Ariel Kenigsberg et les chercheurs associés. Et de s’interroger : « Dans quelle mesure les stimulations de l’environnement peuvent-elles se montrer positives (odeurs agréables, musique ambiante, acoustique adaptée) ou néfastes (bruit violent, température et luminosité inadéquates) ? (…) Quel canal sensoriel mobilisent-elles (olfaction, gustation, vision, toucher, audition) ? Quelle médiation privilégient-elles (aromathérapie, luminothérapie, chromothérapie, art-thérapie, musicothérapie, alimentation, médiations corporelles, aménagement de l’espace visuel, médiation multisensorielle) ? (…) Comment les équipes soignantes et les aidants peuvent-ils être sensibilisés et/ou formés et quels effets un tel programme pourrait-il avoir sur leur charge de travail et par conséquent sur la qualité de vie du patient ? » (Gériatrie Psychologie Neuropsychiatrie du Vieillissement, septembre 2015).

Stimulation positive ? Isabelle Prêcheur, directrice du laboratoire Santé buccale et vieillissement à l’UFR d’odontologie de Nice, développe, contre la dénutrition liée à la maladie d’Alzheimer, un projet original visant à redonner aux personnes malades le plaisir de croquer des aliments solides quand elles sont lasses d’une alimentation mixée. La galette Protibis, croustillante, hyperprotéinée et d’aspect non médical, permet d’augmenter l’appétit et la prise alimentaire (Colloque interdisciplinaire international Sensorialité et Alzheimer, Nice, 25 et 26 novembre).

Les orthophonistes jouent un rôle majeur dans la stimulation sensorielle de ces personnes : ils visent à renforcer leur capacité à communiquer, ou – à défaut – à leur fournir des moyens de compensation pour assurer leur autonomie et leur maintien à domicile. Cela peut comporter un travail sur l’ensemble des fonctions cognitives avec des exercices systématisés autour du langage, de la mémoire ou de la concentration (Doc’Alzheimer, op.cit.).

Stimulation négative ? Une courte vidéo, projetée dans un atelier de formation à la gestion des troubles du comportement, montre deux femmes atteintes de la maladie d’Alzheimer, assises l’une à côté de l’autre dans le salon d’un EHPAD. Au bout de quelques minutes, l’une d’elles se lève et gifle sa voisine, qui se met à hurler et à gesticuler. Chacun s’interroge sur la conduite à tenir. Aucun des participants n’a l’idée d’intervenir sur l’environnement sonore, pourtant évident sur la vidéo : la télévision du salon diffusait une série policière avec des éclats lumineux, des bruits et des cris, incompréhensibles pour cette femme atteinte de troubles cognitifs (ibid.)

Pour le spécialiste des jeux Cédric Gueyraud, déjà cité, « la maladie d’Alzheimer met progressivement à mal l’intelligence sémiotique, celle acquise par la culture et l’éducation. Communiquer selon les codes traditionnels du langage peut alors devenir difficile, tant dans la verbalisation de sa pensée que dans la compréhension de la parole de l’aidant ou du professionnel. Pourtant il est de coutume d’admettre que l’intelligence est distribuée sous une nouvelle forme : face au déficit de l’intelligence sémiotique, c’est une intelligence sensorielle qui se développe, s’affine et devient le moyen de communication privilégié du résident. Travailler l’aménagement d’un espace est une nouvelle façon de communiquer avec la personne (…) : en entrant dans une pièce, la personne malade devra immédiatement en comprendre la fonction, juste en lisant l’espace et sans l’aide du professionnel » (ibid.).

De plus en plus d’acteurs de terrain partagent aujourd’hui cette préoccupation de stimuler les capacités préservées. C’est ainsi que la Fondation Médéric Alzheimer a décerné cette année son Grand Prix Donateurs, d’un montant de dix mille euros, à l’Association d’aide et services à la personne ABRAPA de Strasbourg (Bas-Rhin) pour la qualité de l’accompagnement réalisé par des bénévoles en prolongement de l’action des professionnels. Ces bénévoles proposent aux personnes malades des activités en rapport avec leurs capacités et souhaits : plaisir, stimulation, convivialité, voilà les trois principes qui les guident.

Jacques Frémontier

Journaliste bénévole