Du sens

Édito

Date de rédaction :
16 avril 2013

« Le sommeil de la raison engendre des monstres » (El sueño de la razón produce monstruos) : c’est le titre d’une gravure de Goya où l’on voit un homme prostré, la tête enfouie dans les bras, qu’assaillent des chauves-souris et des hiboux, sous le regard paisible d’un chat. D’autres traductions de l’espagnol sueño préfèrent dire « songe » plutôt que « sommeil », mais – à en croire les dictionnaires – les deux acceptions se valent.

Toute la réflexion d’aujourd’hui sur la maladie d’Alzheimer semble prendre l’exact contre-pied de cette gravure que l’on peut admirer en ce moment au Musée d’Orsay. La raison n’y est pas « en sommeil », mais prend d’autres formes, qu’il convient d’interpréter par un effort collectif et singulier d’empathie. Ni la personne malade ni ses rêves ne se transforment en « monstres » : toute l’énigme consiste justement à en retrouver le sens.

Dévoiler le sens de la vie en Alzheimer, redonner du sens au soin et à l’accompagnement de la personne malade : voilà le double défi auquel nous sommes confrontés.

Le neuropsychiatre Michel Poncet rappelle que la définition de l’état démentiel la plus souvent utilisée aujourd’hui (celle de la nomenclature américaine DSM, Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) est une définition dite « en extension », qui ne fait pas référence à ce qu’est la personne malade, mais seulement à ses déficits. Il serait préférable d’adopter une définition « en compréhension », «  qui donne l’essentiel ou même l’essence de la façon de vivre, du style global de vécu et de comportement des déments (…) Poser un diagnostic d’état démentiel n’est pas très compliqué, comprendre ce que vit et comment vit un dément l’est beaucoup plus » (www.espace-ethique-alzheimer.org, avril 2013).

À partir de cette prémisse, le philosophe Bertrand Quentin rappelle le principe, aujourd’hui menacé, d’une « dignité inaliénable ». « Si l’aptitude à sentir avec réflexivité consciente est suspectée, avertit-il, l’expulsion de la catégorie de “personne” nous guette aussitôt » (Gérontologie et société, mars 2013). Un autre philosophe, Dominique Folscheid, nous met ainsi en garde contre ce qu’il appelle « une éthique utilitariste, libertaire et consumériste » : les personnes malades « ne sont pas des sous-espèces d’humains, mais des personnes comme les autres » (ibid.). Pour Hugues Bensaïd, médecin coordonnateur en EHPAD, il convient d’ « aborder l’humain non pas comme celui qui habite le monde, y travaille, le connaît, mais comme celui qui y vieillit, s’y retire, se défait de sa condition d’être, de son inter-essement ». Il nous invite à « repenser le vieillissement à la fois comme modalité du psychisme et éveil éthique de l’homme » (ibid.) « La vieillesse s’inscrit dans la logique métamorphique de la vie », constate, à son tour, Éric Fiat, maître de conférence en philosophie. Seule une éthique assumant les métamorphoses imposées par le temps et ne faisant pas de la pensée consciente l’essence de l’homme pourra appeler authentiquement à avoir pour les vieillards « la main qui veille et le cœur endurant » (ibid.).

« Permettre à l’homme de signifier jusqu’au bout » : voilà le sens que la gérontopsychiatre Véronique Lefebvre des Noettes veut redonner à toutes les pratiques de soin et d’accompagnement face à la maladie d’Alzheimer (ibid.).

Porté par la Société française de gériatrie et gérontologie (SFGG), le programme Mobiqual a pour objectif de soutenir l’amélioration de la qualité des pratiques professionnelles au bénéfice des personnes âgées et handicapées. Sébastien Doutreligne, coordonnateur du programme, et Geneviève Ruault, déléguée générale de la SFGG, en présentent la dimension éthique : « s’interroger sur le sens et les valeurs guidant l’acte de soin, au-delà d’une logique d’action purement technique ; définir de manière collégiale et pluridisciplinaire des enjeux et des alternatives, et les partager » (www.mobiqual.org, 2013).

L’expression « parcours de vie » doit être définitivement préférée, selon la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA), aux termes de « parcours de soins » ou « parcours de santé », aux ambitions trop limitées. « Il faut en effet considérer la personne dans les différentes dimensions de sa vie : personnelle et relationnelle, familiale et citoyenne. » Dans cet esprit, « la parole et les choix de l’usager sont centraux » ; il faut savoir « écouter la personne dans la complexité et la diversité de ses besoins », prendre en compte « à la fois son projet de vie personnel, son état de santé, son autonomie dans la vie quotidienne, son environnement familial et social et ses ressources » (www.cnsa.fr, avril 2013)

Le maintien à domicile « n’est pas une fin en soi, mais est un vecteur pour accompagner au quotidien les personnes et favoriser ainsi leur inclusion en tant que citoyen et acteur social » (ibid.)

Dans cette optique, tout peut alors prendre un sens nouveau. « L’amélioration du bien-être et de la qualité de vie des personnes âgées présentant une « démence » ne se résume pas à l’application d’ « interventions thérapeutiques », écrivent ainsi les animateurs du blog du Mythe Alzheimer. « Le défi le plus important est de favoriser l’engagement de ces personnes, au sein même de la société et des structures (…) destinées à la population générale, dans des activités qui leur permettront d’interagir avec d’autres (…), de prendre du plaisir, de se développer personnellement et d’avoir un rôle social valorisant (…). Ainsi les activités artistiques devraient davantage être considérées comme un « art de vivre » ou comme « un art de préserver l’identité personnelle » plutôt que comme une « thérapie » (www.mythe-alzheimer.over-blog.com, 10 avril).

André Dupras, professeur de sexologie à l’Université du Quebec, rejoint tout justement l’imaginaire de Goya, lorsqu’il écrit : « Les défaillances de la raison rendraient le malade d’Alzheimer semblable à une bête dans son agir sexuel ».  Et de nous engager à « une démarche réflexive sur les enjeux éthiques de leur vie sexuelle » (www.espace-ethique-alzheimer.org, op.cit.)

La fin de vie est peut-être l’ultime domaine où s’impose la recherche de sens. « La pratique des soins palliatifs (…) nous apprend que la temporalisation des différents acteurs (malades, familles, soignants) ne se structure pas de la même façon pour les uns et pour les autres. Il est pourtant nécessaire à la rencontre entre soignés et soignants que ces derniers ouvrent leur propre temps pour permettre une co-présence avec le mourant. Cette ouverture est rendue possible grâce à une relation particulière au temps (…) : la patience » (Gérontologie et société, op.cit.).

Retrouver pas à pas le sens de la vie : c’est ce que tentent chaque année une douzaine de personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer qui, comme Monsieur Adachi, soixante-quatre ans, participent à la « randonnée du Mont Miiké », dans l’île de Kyushü, au Japon. « Pas à pas », c’est la devise affichée sur leur maillot.  Peut-être cela pourrait-il être un bon mot d’ordre pour notre longue recherche de sens (Yomiuri Shimbun, 9 avril 2013).

Jacques Frémontier

Journaliste bénévole