Des individus à 100%
Droit des personnes malades
Elle a enfin parlé. Après avoir longuement pesé (voire soupesé, au milligramme près) le pour et le contre, elle a rendu son jugement. Mais, face au dilemme que lui posaient les quatre molécules anti-Alzheimer, la Haute autorité de santé a-t-elle vraiment tranché ? « Service médical rendu (SMR) faible », dit-elle. Mais il suffira aux médecins traitants d’inscrire le malade en «affection de longue durée » (ALD) pour que le traitement continue à être remboursé à 100%. Il semble bien que la Commission de la transparence ait été sensible à la levée de boucliers qu’avait provoquée, sur le terrain, la menace d’un déremboursement : s’il n’y a plus de médicament, que dire désormais aux malades ? Tant que les thérapeutiques non médicamenteuses ne seront elles-mêmes pas remboursées… (www.has-sante.fr, 27 octobre 2011).
Dépenser deux cent soixante-dix millions d’euros pour des médicaments aussi incertains, ou se condamner à un effondrement du secteur médical consacré à la maladie d’Alzheimer ? Pour sortir de cette aporie, peut-être pourrions-nous, à titre d’hypothèse provisoire, tenter l’aventure d’une logique différente : et si nous décidions qu’il n‘existe plus de « personne malade », ni d’ « aidant », ni même de « soignant », mais juste des individus, des cas uniques, chacun relevant d’un regard spécifique ?
Nous a-t-on assez répété, depuis la sortie du livre sur Le Mythe Alzheimer (Peter Whitehouse et Daniel George), que l’on aurait arbitrairement regroupé sous un même vocable un certain nombre de symptômes qui auraient chacun leur étiologie propre. Une même logique pourrait nous amener à considérer qu’il existe avant tout des individus souffrant de déficits cognitifs variés, irréductibles à un modèle unique. Et tout le secret d’une bonne approche thérapeutique résiderait justement dans la reconnaissance claire de cette affirmation.
C’est dans cet esprit qu’une doctorante de l’Université de Dundee (Ecosse) propose aux professionnels du soin un logiciel visant à leur faire connaître rapidement la personne malade comme un individu, à travers son histoire de vie : enfance, service militaire, mariage, enfants, vacances en famille, anniversaires, etc. (http://discovery.dundee.ac.uk, 2011).
Porteuse de cette histoire unique, la personne malade recèle des besoins ou des attentes qu’il convient de décrypter sans a priori. Refuse-t-elle, par exemple, de s’alimenter ? C’est peut-être qu’elle exige secrètement de manger ce qu’elle aime, de la façon qu’elle aime (et pas selon nos règles de bienséance) : le manger mains (avec les doigts, sans utiliser de couverts) peut ainsi constituer, selon la psychiatre Marie-Pierre Pancrazi et le gériatre Patrick Métais, une « véritable alternative à la stimulation de l’alimentation », à condition que cette pratique soit convenablement mise en place et acceptée par la personne malade (Doc’Alzheimer, juillet-septembre 2011). La Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA), dans ses préconisations pour l’hébergement temporaire, relève ainsi la difficulté des acteurs de terrain à évaluer les besoins individuels des personnes et de leurs aidants (www.cnsa.fr, octobre 2011). C’est à ce prix, pourtant, que l’individu malade sera effectivement respecté. Une ergothérapeute québécoise précise que le respect se définit ici à partir de quatre critères : la façon dont on le perçoit, la reconnaissance de ses besoins, les attitudes qu’on adopte envers lui et l’environnement qu’on lui offre (Soins Gérontologie, septembre-octobre 2011). Dans le même esprit, la méthode Montessori, expérimentée depuis longtemps dans le domaine pédagogique, propose aujourd’hui des activités de stimulation tenant compte des besoins fondamentaux de la personne, indépendamment de ses troubles cognitifs : l’estime de soi, les possibilités d’exprimer ses pensées et ses affects, l’accomplissement personnel, le sentiment d’appartenir à une communauté de vie et celui de vivre une vie porteuse de sens (Journal of Clinical Nursing, novembre 2011 ; BMC Geriatrics, janvier 2010).
Une telle perspective peut bouleverser la conception et le développement des technologies d’assistance. Des chercheurs de la Faculté d’Informatique et d’ingénierie de l’Université de l’Ulster (Royaume Uni) se sont interrogés sur les résistances (et donc les échecs) auxquels se heurtent souvent ces innovations. Ils proposent ainsi de faire participer les personnes malades et leurs aidants, à l’aide d’entretiens informels, à toutes les phases du processus : essais de courte durée, afin de limiter l’anxiété et la confusion si la technologie ne se comporte pas comme attendu ; évaluations plus longues, avec réunions hebdomadaires, pour discuter des avantages et des problèmes rencontrés (CRC Press, 12-14 avril ; http://eprints.ulster.ac.uk, id).
La personne malade, ainsi définie comme individu et non comme figure anonyme relevant d’une catégorie médicale, reste donc pleinement sujet de droit jusqu’à l’ultime moment de son existence. Harold Kasprzak, juriste à la Fondation Médéric Alzheimer, montre que la jurisprudence sur la capacité de rédiger un testament a beaucoup évolué au cours des dernières années, avec le concept d’ « influence indue » exercée par un tiers à son propre profit. Il est de plus en plus exigé de bien distinguer celle-ci de l’« influence due », c’est à dire de l’attachement à un héritier particulier que l’on observe dans de nombreuses familles (www.alzheimer-europe.org, 6-8 octobre 2011). De même, la Fondation Roi Baudouin, en Belgique, a organisé quatorze groupes de discussions, avec des citoyens, des professionnels du domicile et des établissements, des médecins généralistes et spécialistes, des psychologues, des travailleurs sociaux, des conseillers religieux et des directeurs de maisons de retraite, pour mieux comprendre pourquoi les souhaits d’une personne atteinte de démence concernant les soins de fin de vie restent souvent inconnus, non formulés, voire non respectés (ibid.).
Ce changement de regard sur la personne malade resterait inopérant si une telle révolution culturelle ne concernait pas aussi les aidants et même certains soignants.
Pour Geneviève Laroque, présidente de la Fondation nationale de gérontologie, le mot même d’ « aidant » pollue les discours et pèse lourd dans les représentations : « A partir de quel âge une personne n’a-t-elle plus de famille, plus d’amis, plus de commerçants, mais uniquement des aidants ? Si j’ai quarante ans, je reçois une amie, nous bavardons autour d’un verre. Si j’en ai quatre-vingts, la même visite devient une intervention d’« aidant ». C’est aberrant, voire exaspérant et humiliant ! » (Géroscopie pour les décideurs en gérontologie, octobre 2011). L’aidant est un individu, pas un rôle social.
Ici encore, le changement de regard induit une autre approche des nouvelles technologies. Une chercheuse de l’Université polytechnique de Hong-Kong (Chine) montre, par exemple, que le recours des aidants à une assistance par Internet dépend de leur compétence individuelle en informatique, de leur maîtrise de la langue, de leurs traditions culturelles liées à leurs croyances sur la nature de la maladie, d’où des modes d’apprentissage très différents, adaptés à leur personnalité propre (International Journal of Medical Informatics, novembre 2011).
Plus que jamais une telle correction d‘optique nous encourage à toujours mieux analyser le « fardeau des aidants ». Une étude française établit que les aidants ayant le fardeau le plus important jugent leur état de santé inférieur à celui des non-aidants pour la quasi-totalité des critères de santé physique ou mentale. En particulier, leurs plaintes cognitives sont supérieures de 44% (American Journal of Public Health, octobre 2011).
Et si la réussite de l’accompagnement et du soin dépendait aussi de la psyché des infirmières ? Les comportements difficiles qui concernent jusqu’à 90% des personnes hébergées en maison de retraite peuvent être le résultat de besoins non satisfaits qu’elles ne parviennent plus à exprimer directement. Comment les infirmières peuvent-elles détecter ces besoins ? Une équipe de chercheurs allemands a mené une enquête de neuf mois dans dix-huit services infirmiers de quinze maisons de retraite. Après avoir reçu une formation à la « compréhension du diagnostic », les infirmières ont participé à vingt-neuf entretiens en face-à-face et dix-huit entretiens de groupe pour tenter de comprendre leur vécu. Au terme de ce processus, elles étaient en mesure d’identifier les raisons du comportement difficile et d’initier des interventions ciblées, conduisant à une amélioration de l’état de la personne malade (www.alzheimer-europe.org, op.cit.).
Cette rencontre entre des individus, – personne malade, aidant, soignants – ne risque-t-elle pas d’aboutir à une incontrôlable cacophonie ? Une vidéo interactive, L’Expérience Alzheimer de la cinéaste Paula van der Oest, réussit à nous faire entrer dans la vie intérieure de deux personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer et de leurs enfants ou de leur médecin. A tout moment, en cliquant sur le visage de l’un des personnages, le spectateur peut choisir de voir la scène à travers le regard de l’un ou de l’autre. Il en résulte, étrangement, une sorte d’harmonie (www.alzheimerexperience.nl).
Jacques Frémontier
Journaliste bénévole