De la souffrance à l’offuscation (2)

Société inclusive

Date de rédaction :
28 mars 2017

« Perdre ainsi son père est extrêmement déstabilisant », poursuit  Daniel Comte : « un sentiment indéfinissable s’est lové dans mon esprit, flou, indistinct, inqualifiable, occupant l’espace de mes pensées de toutes les interrogations qu’il suscite. Ce fut d’abord une douleur teintée de pitié dès que je fus certain qu’il ne vivait plus dans notre monde, peu après son admission en établissement spécialisé. Je souffrais autant de le savoir atteint, d’anticiper la dégénérescence dans laquelle il était inexorablement engagé que de voir ce lien d’attachement se distendre, puis se rompre. Non qu’à mon âge on ait encore besoin de sentir les amarres paternelles “assurer”, mais plutôt cette impression de ne plus être dans la parenté ; je devenais ce rameau fou, emporté ou plutôt “emportable” par n’importe quel vent capricieux. Aurait-on tronçonné mon arbre généalogique ? Où allais-je dériver, moi‑même noyau familial, avec ma progéniture ? Irais-je bouturer sur quelque espèce accueillante ? Ce flot de questionnements m’a habité avec des relents d’insistance les premières années, beaucoup moins désormais. Ai-je inconsciemment renforcé les liens avec la famille de Bourgogne, la branche paternelle de l’arbre à cette période-là ? C’est possible à moins que ce ne soient les événements, anniversaires, retraites auxquels nous avons été invités qui en aient décidé par eux-mêmes. La souffrance a disparu de mon esprit ; celui-ci n’en est pas soulagé pour autant. Ce n’est plus le fils qui pâtit d’une situation qui le concerne directement puisqu’ayant fait le deuil de ce lien filial, c’est l’homme et le citoyen qui s’offusque du soin et de la considération que notre société apporte à ses aînés. Le quotidien qui est offert à mon père, tel qu’il m’est rapporté régulièrement par ma sœur qui ne passe pas quarante-huit heures sans être à ses côtés, est indigne d’un monde riche et civilisé. Vieillards, déconnectés de toute réalité, avachis dans des sièges, s’exprimant par borborygmes, mal nourris, sont oubliés comme de vieux meubles rongés par les vers, sans aucune valeur, qu’on n’astiquerait jamais, dans l’attente de leur dégradation totale. Je suis donc le fils d’un mobilier en décomposition avancée. »

Comte D. Maladie d’Alzheimer, pour les proches, de la souffrance à l’offuscation. Jusqu’à la mort accompagner la vie 2017 ; 1(128) : 91-94. Mars 2017.

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