De la souffrance à l’offuscation (1)
Société inclusive
« Mon père est décédé quelques mois après l’écriture de ce texte qui n’a jamais été dévoilé », écrit Daniel Comte, de Saint-Benoît (Réunion) dans un numéro de la revue Jusqu’à la mort accompagner la vie, consacré à la fragilité des liens et à la confusion dans les maladies neurologiques. « Cet homme vit dans une existence hors du temps, loin de la société, celle des humains comme celle avec un grand S, économique, politique, culturelle… Son corps est bien vivant : il le nourrit, on le lui lave, on le lui soigne ce corps qui perd peu à peu de sa mobilité, de sa tenue. Ce qu’il voit, le voyons-nous ? Rien n’est moins sûr, tant nous savons que c’est le cerveau qui, non seulement, fait la synthèse de ce que les yeux lui transmettent mais encore et surtout donne le sens en faisant lien avec tout un contexte d’éléments de notre propre connaissance – ce que l’on a appris et retenu – et de notre environnement. Le cerveau serait, en la précise occurrence que je décris, un metteur en sens qui poserait un scénario sur des images animées et muettes qui lui seraient adressées. Dans le film qu’est aujourd’hui la vie de mon père, il n’y a plus de metteur en scène ; il y a eu perte de sens, altération de la conscience, celle-ci repérant des indices intervenant dans son entourage immédiat, limité à une zone proximale de perception. Ma sœur est un indice signalé comme familier, identifié sans doute dans le seul temps présent et déconnecté de toute proximité antérieure, que ce soit familiale, affective que tissu de parenté. Il y a beau temps que je ne suis plus un indice dans la proxémie perceptive de cet homme qui existe dans le corps vieilli de mon père. Celui qui fut mon père, aussi bien biologique qu’éducateur, celui-là n’est plus. Il n’est pas mort, il a disparu progressivement comme s’efface le grain de vieilles photos ou s’estompent des souvenirs lointains. Sans jamais avoir été en deuil, je suis devenu orphelin de père, par l’érosion du temps. »
Comte D. Maladie d’Alzheimer, pour les proches, de la souffrance à l’offuscation. Jusqu’à la mort accompagner la vie 2017 ; 1(128) : 91-94. Mars 2017.