Alzheimer, de Tahar Ben Jelloun (1)
Société inclusive
Dans un blog du journal marocain sur Internet http://fr.le360.ma(francophone), simplement intitulé Alzheimer, l’écrivain Tahar Ben Jelloun, raconte une scène de la vie quotidienne. « C’est une scène qui aurait pu faire partie d’une pièce de Samuel Beckett ou d’Eugène Ionesco ou même de Roland Topor, connu pour son humour noir, son rire tonitruant et sa cruauté. C’est l’histoire de deux frères tous les deux âgés de plus de quatre-vingts ans et atteints de la même maladie, Alzheimer. Ils ne se sont pas vus depuis trois ans. A l’approche du Ramadan, la famille a organisé une rencontre entre l’aîné et le cadet. Le plus âgé, qui vit à Malaga, arrive chez son frère. Il est hagard, marche difficilement, s’assoit en face de lui, il le regarde à peine. En fait ils sont face à face, ne se parlent pas parce qu’ils ne se sont pas reconnus. Chacun dans sa tête se demande qui est cet autre vieillard en face de lui. L’un des deux a la main qui tremble. Aucune émotion sur le visage. Ils ont oublié qu’ils ont eu de la complicité, des différends, des disputes, des jeux, des aventures et beaucoup de fraternité. Tout a été effacé et cela à leur insu. Ils ne connaissent pas ce drame. Le drame est là, mais ils l’ignorent. Les membres de la famille assistent à la scène et ne savent qu’en penser. Ce n’est pas le moment pour se lamenter. Certains sont chagrins, tous embarrassés. Que faire ? Que dire ? Deux immenses solitudes sont là sans savoir quoi ou qui attendre. L’aîné n’a pas fait de bonnes affaires dans sa vie. Son petit frère est au contraire un homme riche. Quasi analphabète mais riche. Plusieurs fois il a dû aider son aîné. Aujourd’hui il ne cesse de se demander quel est cet homme qui le regarde et dont il ignore tout. Il ajuste ses lunettes, tousse, boit une gorgée d’eau puis repart dans son monde. Apparemment il ne souffre pas. Il est là et ne sait pas pourquoi on l’a installé dans ce salon. La scène a duré de longues minutes. On apporte le thé et les gâteaux. Là, ils boivent et mangent avec appétit. Ils ne se regardent plus, ils sont occupés à avaler les cornes de gazelle. »