Aidants, soignants, même combat ?

Acteurs de l'écosystème Alzheimer

Date de rédaction :
16 avril 2012

Les soignants professionnels et les aidants familiaux, voilà deux univers qui se côtoient, qui tentent de dialoguer, qui parfois s’affrontent au chevet des personnes malades, indispensables l’un et l’autre et, trop souvent, distants, étrangers même, alors pourtant que, malgré leurs criantes différences, profondément ils se ressemblent.

  Les uns, les professionnels, forts de leur savoir et de leur pratique, se révèlent aujourd’hui plus exposés qu’ils ne paraissaient, dans l’affrontement quotidien avec la démence. Les autres, les aidants, n’ont jamais vraiment réussi à dissimuler leur fragilité, mais celle-ci apparaît désormais plus complexe, plus intriquée dans un réseau de contradictions et d’alliances. Les uns et les autres ont, en tout cas, un besoin commun : apprendre.

Affronter, comme médecin, la maladie d’Alzheimer, cela ne laisse pas toujours indemne. Pour William May, un chercheur américain en éthique pratique, les soins de fin de vie pour les personnes atteintes de démence au stade avancé mettent à l’épreuve ce qu’il appelle l’« alliance médicale » (medical covenant), c’est-à-dire la convention tacite qui règle, depuis Hippocrate, la relation soignant/soigné : il s’agit de prendre le pouvoir à la place de la personne malade et/ou de sa famille, au risque d’un soupçon sur son intégrité professionnelle ou morale (Journal of Law, Medicine and Ethics, printemps 2012).

Dans le cadre du programme Eval’zheimer, développé par la Fondation Médéric Alzheimer, trente-trois soignants ont été interrogés sur leurs représentations sociales de la maladie. Il apparaît qu’ils ont aujourd’hui besoin de mettre leur propre souffrance en mots : ils « acceptent de se mettre en danger psychique pour porter un regard différent sur les personnes qu’ils accompagnent (…) Evoquer l’inéluctabilité de la maladie, la fatigue, le repli sur soi, l’exclusion de la société et la mort des résidents, c’est les reconnaître, les nommer et les penser », ce qui les incite à proposer un accompagnement mieux adapté (Revue francophone de gériatrie et gérontologie, avril 2012).

Les psychologues, pourtant très présents aux côtés des personnes malades et de leurs aidants, se sentent parfois appartenir à une profession soignante « oubliée ». Vus trop souvent comme « possesseurs d’un pouvoir magique », ils souffrent du manque de reconnaissance de leur rôle dans des domaines tels que la médiation entre la personne malade, la famille et les professionnels, ou leur implication dans la réflexion éthique. Ils éprouvent la crainte que, pour les autres professionnels, écouter les personnes malades soit perçu comme « ne rien faire », par opposition à ceux qui sont dans le « faire » et dans l’action (La Lettre de l’Observatoire des dispositifs de prise en charge et d’accompagnement de la maladie d’Alzheimer, avril 2012).

La souffrance des aidants est, depuis longtemps, beaucoup plus documentée. A ces « acteurs invisibles », la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) consacre aujourd’hui un long rapport (www.cnsa.fr, 17 avril). Elle recommande, tout justement, de « sensibiliser les professionnels aux signes de fragilité physique et psychique des aidants ». Tout en reconnaissant que le dialogue entre les uns et les autres « est parfois difficile, teinté d’incompréhension réciproque », elle insiste sur la nécessité d’une évaluation individuelle : « être aidant, c’est le plus souvent faire l’expérience dans la durée de tensions et de contraintes de temps », ce qui oblige à des choix, des renoncements, un réaménagement des rythmes de sa vie.  Sans nier la charge et les difficultés propres à l’aidant, on appréhende de plus en plus le système familial dans son ensemble : c’est toute la sphère familiale qui est touchée par la maladie.

Un mot-clé semble répondre aux besoins les plus urgents des professionnels comme des aidants familiaux : apprendre.

Les généralistes, dont le rôle est déterminant à toutes les phases de la prise en soins, sont parmi les premiers demandeurs de formation spécifique. Deux neurologues américains publient à leur intention des recommandations pour la gestion des troubles cognitifs et comportementaux : un environnement « sûr, calme et prévisible », éliminer les sources de conflit et de frustration, évaluer le rôle et les besoins de l’aidant (The Journal of the American Board of Family Medicine, mai 2012). D’autres recommandent l’apprentissage d’une communication centrée sur une approche non verbale, en particulier sur l’interprétation des gestes (Neurologie Psychiatrie Gériatrie, avril 2012). Il s’agit toujours de mettre en lumière « la personne derrière le diagnostic », d’individualiser l’offre de soins et de permettre ainsi à la personne malade de se sentir socialement en confiance et moins seule (International Journal of Person-Centered Medicine, mars 2012).

Trois quarts des psychologues déclarent avoir rencontré des difficultés dans la prise en charge des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, principalement en raison de la comorbidité psychiatrique et neurologique, de la communication avec les patients et de leur état de dépendance. Pour la Fondation Médéric Alzheimer, ces difficultés proviennent principalement d’un manque de formation spécifique pour intervenir auprès de ces personnes malades (La Lettre de l’Observatoire…, op.cit.).

Les professionnels se sentent souvent démunis face aux familles. Ils évoquent fréquemment un « conflit de normes », c’est-à-dire un décalage entre les pratiques des aidants  et leur propre conception des « bonnes pratiques ». Il importe dès lors de négocier des compromis, ce qui suppose une formation préalable et une réflexion en équipe les amenant à prendre en compte les aspects affectifs et relationnels de la relation aidant/aidé (ibid..).

Les aidants, eux aussi,  expriment un besoin d’information. La CNSA préconise de « fournir un effort de communication et de pédagogie, en renouvelant régulièrement des campagnes d’information et en concevant des outils lisibles et précis ». Elle recommande de « développer des services de proximité : solutions de suppléance et de répit pour l’aidant, formation de l’aidant (…), un accompagnement inscrit dans la durée, des actions planifiées dans le temps et récurrentes » (www.cnsa.fr, op.cit.)

France Alzheimer répond à ces exigences en organisant des sessions de formation où les formateurs refusent systématiquement de donner des conseils en « prêt à porter » : ils préfèrent inciter chacun des participants à trouver ses propres réponses avec l’aide du groupe. Il s’agit véritablement d’une approche psycho-éducative comportant une triple dimension d’information, comportementale et psychologique avec soulagement du fardeau émotionnel » et la compréhension du travail de deuil provoqué par la maladie (La Lettre de l’Observatoire, op.cit.)

Le paradoxe est que les aidants possèdent, tout justement, leur propre savoir, un « capital de connaissance de la situation ». Ils souhaitent que cette « expertise de l’expérience » soit mieux prise en compte par les professionnels. Ils évoquent parfois une « complémentarité à l’envers », qui les amène à effectuer (légalement) des gestes techniques que certains professionnels eux-mêmes ne sont pas autorisés à faire, ou à conseiller des professionnels que leur formation n’a pas suffisamment outillés pour faire face à certaines situations, notamment de crise. A travers l’écoute et la reconnaissance que les professionnels accordent aux aidants, c’est l’installation d’une relation de confiance, mais aussi leur propre légitimité aux yeux des aidants qui est en jeu. Or c’est bien de ces facteurs que va dépendre l’acceptation par l’aidant d’une aide complémentaire par le professionnel, notamment de l’aide à domicile (www.cnsa.fr, op.cit.)

Nous connaissons depuis longtemps les confessions de personnes malades qui crient, ou qui chuchotent leur long combat contre la maladie d’Alzheimer. Nous avons souvent donné un écho à la bouleversante auto-analyse de Richard Taylor, le docteur en psychologie qui souffre de démence depuis le milieu de la cinquantaine. « Vous devez apprendre à nous écouter, nous respecter totalement », nous dit aujourd’hui Fabienne Piel, mariée, trois enfants, qui a appris son diagnostic à quarante-deux ans (www.agevillagepro.com, 23 avril).

De nombreux aidants se sont exprimés dans des livres, des films ou des émissions de télévision. Plus dramatique, ou plus étonnant, apparaît aujourd’hui, dans la blogosphère, le témoignage de Swapna Kishore, une aidante de Bangalore (Inde) : « Très peu de personnes acceptent ma réalité et celle de ma mère comme un fait avéré. Avec ceux qui connaissaient ma mère, nous pouvons partager parfois le sens de la perte, tout en sachant que le regret et la tristesse sont futiles. Mais oui, nous pouvons partager cela. Si quelqu’un me prend dans ses bras, cela me suffit parfois » (http://swapnawrites.wordpress.com, 25 mars).

Jacques Frémontier
Journaliste bénévole