Savoir, dire, agir
Édito
La personne malade que nous avons en face de nous, celle que nous côtoyons dans notre couple, dans notre famille, dans notre entourage, et dont nous ne reconnaissons plus, souvent, la parole égarée, le geste erratique, reste pourtant, toujours, éternellement, la même personne, malgré les apparences, malgré les comportements qui nous angoissent.
Une étude menée dans le cadre d’une unité de neuropsychologie au CHU de Caen montre bien que le sentiment d’être toujours la même personne (l’ipséité, comme disent les philosophes) est préservé dans la maladie d’Alzheimer, même si la capacité de mettre à jour la connaissance de soi, sans doute en raison du déficit de la mémoire épisodique, est très amoindrie (www.hal.inserm.fr, 1er octobre). Une autre étude, réalisée par une équipe de l’Université Paris Descartes, confirme qu’il subsiste un effet de référence à soi – même réduit par la maladie – dans les souvenirs de la mémoire à long terme (Current Alzheimer Research, 23 octobre).
Cette résilience de l’identité, au sein même du désordre Alzheimer, nous impose – semble-t-il – un triple impératif de respect de la personnalité malade face aux incertitudes du savoir, aux besoins de dire, aux dernières exigences de l’agir.
Savoir, mais quoi ? Le diagnostic précoce, grâce aux biomarqueurs, trouve toujours d’ardents défenseurs. Des chercheurs de l’Université de Harvard, à Boston, spécialisés dans l’évaluation de la technologie, estiment cependant qu’ « en dehors de leur utilisation en développement de médicaments et en recherche clinique, les biomarqueurs, quel que soit leur type, restent controversés pour poser le diagnostic ou l’exclure » (Alzheimers Dementia, juillet 2013). Certains, aux États-Unis, vont même jusqu’à proposer, dans des lieux non médicaux (centres commerciaux, salons de santé), de soi-disant « tests rapides » : cette pratique est radicalement condamnée par l’Association Alzheimer américaine et par les experts de l’Université britannique de Cambridge (www.alz.org, 21 octobre ; British Medical Journal, 9 septembre).
Le projet européen ALCOVE (Alzheimer Cooperative Valuation in Europe) pose, du reste des conditions à la révélation d’un diagnostic précoce : choix du « moment opportun » (timely detection), « diagnostic solide et annoncé avec tact » (sound and sensitively delivered diagnosis) (www.alzheimer-europe.org, 12 octobre). Emmanuel Hirsch, directeur de l’Espace national de réflexion éthique sur la maladie d’Alzheimer (EREMA), pose les questions qui fâchent : « A-t-on consacré les recherches nécessaires à une compréhension de ce que signifie pour certaines personnes cette « volonté de savoir » ? (…) Comment accompagner un savoir si complexe à intégrer et dont les conséquences renvoient à l’anticipation d’une circonstance humaine qui pourrait être considérée par certains comme insupportable ? » (www.espace-ethique-alzheimer.org, 21 septembre).
Se savoir malade implique un dilemme : dire ou ne pas dire ? Face à la stigmatisation qui frappe la maladie et ceux qui en sont atteints, le besoin de se livrer, de se délivrer, se heurte souvent à la crainte d’être rejeté, voire de faire peur.
L’Association Alzheimer américaine ne craint pas de prendre le taureau par les cornes : « Partager votre diagnostic avec les autres est une étape importante vers l’intégration de la maladie d’Alzheimer dans votre vie. Vous pouvez hésiter à le faire avec certaines personnes, compte tenu de l’impact que cette révélation pourrait vous occasionner (…). Mais cacher ou nier votre diagnostic limitera votre capacité à faire face à la situation. Certaines relations seront mises à l’épreuve, d’autres relations se renforceront (…). Parler ouvertement avec les personnes en qui vous avez confiance est un moyen puissant pour éduquer ceux qui vous entourent (…) et les impliquer dans leur soutien » (www.alz.org, 2 novembre).
Mieux encore : il faut aussi parler avec les autres personnes malades. Comment une telle communication peut-elle s’opérer, compte tenu de la difficulté à trouver ses mots et à comprendre ceux des autres ? Des chercheurs de l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense, de la Fondation Rothschild et du centre Alzheimer de Nimègue (Pays Bas) ont construit un modèle pour évaluer ces interactions sociales entre personnes malades, ce qui devrait permettre des interventions psychosociales adaptées (www.alzheimer-europe.org, 12 octobre).
Le moi subsiste. Le moi persiste. Mais peut-il encore agir ? Une fois encore, Richard Taylor, le docteur en psychologie atteint de la maladie d’Alzheimer, à peine remis de son traitement pour un cancer de l’œsophage, nous apporte une superbe réponse : il anime désormais des téléconférences sur Internet, intitulées La Rencontre des esprits (A Meeting of the Minds), qui proposent « une participation porteuse de sens, du soutien et des ressources s’appuyant sur la communication en temps réel pour les personnes confrontées au défi de la démence ». Il organise ainsi, chaque semaine, des discussions avec des invités et un café mémoire en ligne qui peut être suivi à distance par des personnes malades (www.eventbrite.ca, 16 octobre).
« Rien sur nous sans nous » (Nothing about us without us) : c’est la devise du groupe de travail européen des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer qui s’est réuni à Malte, dans le cadre de la 23ème conférence d’Alzheimer Europe (www.alzheimer-europe.org, op.cit.).
Le modèle de ce type d’initiative reste le Groupe écossais de travail sur la démence (Scottish Dementia Working Group), qui publie une lettre d’information avec la fière mention « run by people with dementia » (dirigée par des personnes atteintes de démence). Des publications sont offertes par des personnes malades à d’autres personnes malades : « Ne faites pas le chemin tout seul » offre des réponses aux questions les plus fréquentes ; de petits guides proposent des conseils pratiques (entraîner sa mémoire, gérer les déclencheurs de crise, améliorer la communication, trucs et astuces pour mieux vivre…) (www.alzscot.org, www.sdwg.org.uk, octobre 2013).
La Société Alzheimer d’Irlande vient, elle aussi, d’établir son premier groupe de personnes malades, au moment même où le pays s’apprête à définir une stratégie nationale pour la démence (www.alzheimer-europe.org, op.cit.).
L’entrée en établissement ne doit pas mettre fin à la satisfaction de ce besoin de lien social : visites des proches, droit de téléphoner librement, relations avec les autres résidents, rituel des repas en commun … Mais « le fait de ne pouvoir sortir ou sortir plus souvent est une des principales sources d’insatisfaction exprimée » (DREES Dossiers Solidarité Santé, 2013).
Il peut paraître paradoxal de parler encore de participation lorsque la personne malade aborde les derniers jours de sa fin de vie. Mais cette période, constate Emmanuel Hirsch, interroge nos propres responsabilités face aux « difficultés de la communication explicite ». Nous devons donc garder sans cesse à l’esprit que la « sauvegarde de [ses]valeurs profondes » lui importerait sans doute davantage que des « disputations portant sur les conditions de [sa]mort ». Et d’appeler à « une pédagogie de la responsabilité partagée » (www.espace-ethique-alzheimer.org, op.cit.).
Savoir, dire, agir : ces façons multiples de participer, quand même, à la vie de la société exigent cependant que, tout justement, la société réagisse. Qu’elle réfléchisse. Qu’elle crée les conditions favorables au parcours, semé d’embûches, de la personne malade.
Comment construire un pays « ami de la démence » ? s’interroge une dirigeante d’Alzheimer Pays Bas. En commençant par de petits projets locaux. En Allemagne, en Belgique, des initiatives ont émergé pour apprendre à la société ce que signifie vivre avec la démence. Un boulanger emballe son pain dans des sacs papier donnant des informations sur la maladie d’Alzheimer. Une grande banque néerlandaise a mis en place des programmes pour ses employés. Whose shoes ? (Les chaussures de qui ?) est un programme de formation sur la démence utilisant une technologie interactive. Kate Swaffer, une personne malade, promeut ce projet : « Je vous invite à marcher dans le monde avec moi. Prenez mes chaussures. » (www.alzheimer-europe.org, op.cit.).
Jacques Frémontier
Journaliste bénévole