« Je m’ai, moi… »

Édito

Date de rédaction :
19 novembre 2013

Deux voix alternées, tout à la fois semblables et opposées, nous parviennent aujourd’hui de Grande Bretagne et d’Amérique. Peut-être représentent-elles les deux faces d’une même réalité, – la maladie d’Alzheimer vue de l’intérieur par des malades jeunes, mais qui regardent l’avenir, leur avenir, à travers des lunettes aux couleurs fortement contrastées.

Hillary Doxford, cinquante-quatre ans, met tous ses espoirs dans la recherche d’un médicament-miracle. Elle interpelle les participants au sommet du G8 consacré à la démence et les adjure de « trouver des financements pour accroître de façon spectaculaire la recherche d’un traitement (…) Oui, cela a un coût, mais le retour sur investissement sera au plus haut.» Elle se dit persuadée que, dès cette étape fondamentale franchie, elle pourra « vivre sa vie pleinement et non simplement exister » (http://dementiachallenge.dh.gov.uk, 11 décembre).

Richard Taylor, qui a été diagnostiqué à l’âge de cinquante-six ans, ne partage plus, depuis longtemps, un tel espoir. Il récuse l’idée de « jeter tout dans le puits sans fond de la recherche d’un traitement ». « Fermez votre chéquier de dons », ose-t-il lancer. Et d’en arriver à mettre en doute l’existence d’une maladie qu’on appellerait Alzheimer (« Arrêtez de penser au nom d’un type qui vivait il y a cent ans »). Il se revendique ainsi un homme « semblable à toute personne de (son) âge et différent de toute personne de (son) âge ». « Alors qu’est-ce que j’ai ? » s’interroge-t-il. « Je m’ai, moi (I have me) ». Un être « unique ». (Richard Taylor, Alzheimer from the inside out, novembre 2013). Cette formule de Richard Taylor nous fournit peut-être une précieuse clé de lecture pour accéder à l’énigme Alzheimer : « Je m’ai, moi », face à la maladie ; « Je m’ai, moi », face à la mort.

Le cerveau possède « la valeur symbolique d’un bastion de l’identité personnelle ». Les maladies qui portent atteinte aux fonctions cognitives « affectent, au-delà de leurs conséquences sur la motricité, la représentation que chacun peut se faire de soi-même et de son futur. Cette fragilisation des repères identitaires et temporels risque de générer (…) une forme singulière d’inquiétude et/ou de honte sociale (…) » (www.espace-ethique-alzheimer.org, décembre 2013).

D’où la nécessité absolue de protéger ce moi si fragile, – et ce dès la minute même de l’annonce du diagnostic. « Comment accompagner une personne qui s’entend annoncer qu’elle perdra ou est en train de perdre l’usage de ses facultés cognitives, tout ce qui constitue en somme sa personnalité, son identité et l’insère par le biais de ses facultés relationnelles dans le monde des vivants ? », s’interrogent Simon Assoun et ses collègues du laboratoire DISTALZ (Université Lille 3, Développement de stratégies innovantes pour une approche transdisciplinaire de la maladie d’Alzheimer, ibid.). « On peut faire semblant, constate Catherine Ollivet, présidente de France Alzheimer 93, on peut tricher pour apparaître serein, optimiste, positif… pour ne pas ajouter de la peine à celui ou celle qui est malade (…), pour continuer à tenir debout comme si de rien n’était (…), il ne s’agit toujours que de faire semblant » (ibid.)

La personne malade s’engage, dès lors, dans un parcours de soins. Comment la préserver, la respecter en tant qu’individu unique ? « On peut imaginer nourrir quelqu’un avec une machine, ou le laver à l’aide d’une autre (…) Mais alors quelque chose d’essentiel manquerait, observe le philosophe Eric Fiat. Car nourrir un homme ce n’est pas que remplir son ventre, laver une femme ce n’est pas la même chose que laver une chambre : dans les deux cas, il s’agit d’honorer une personne (…). Privée de la possibilité même d’exprimer sa reconnaissance, comment la personne lourdement handicapée pourrait-elle se sentir encore membre de la communauté des hommes (…) » (Revue francophone de gériatrie et de gérontologie, novembre 2013).

Face à ce risque, Véronique Lefebvre des Noettes, psychiatre du sujet âgé, et Céline Le Bivic, psychologue clinicienne, proposent de formuler a priori un principe irréfragable : « une présomption de compétence, inscrite dans notre altérité ». « Ce ne devrait pas être aux malades de démontrer qu’ils sont en mesure de prendre des décisions. Si le médecin a l’impression que la personne n’est pas en état de comprendre ou de choisir, il lui incombe d’établir que ces capacités lui font défaut. Autant que cela n’est pas établi, il doit informer ». Ainsi seulement serons-nous « dignes de (sa) dignité ontologique » (Neurologie Psychiatrie Gériatrie, décembre 2013).

Dans une telle situation, on peut s’interroger pourtant sur la validité du concept de « consentement juridique, devenu bien trop rigide face à la maladie fluctuante et évolutive ». « Comment donner tout son sens à la volonté de la personne malade en situation de conscience seulement partielle des troubles (…), de conflit grave avec l’entourage (…), de mise en danger de sa personne elle-même (…) ? Il semble devenir nécessaire de dépasser la référence exclusive à la notion de consentement et de reconnaître l’importance éthique et la pertinence juridique de l’assentiment ». Emmanuel Hirsch, directeur de l’Espace de réflexion éthique sur la maladie d’Alzheimer, souhaite même que ce principe soit formellement introduit dans la loi française (www.espace-ethique-alzheimer.org, décembre 2013).

En dernier ressort, « Je m’ai, moi » dans un face-à-face avec moi-même. Restaurer, même partiellement, timidement, modestement l’image de soi chez la personne malade doit constituer un objectif majeur pour les équipes soignantes. Corinne Prat, qui enseigne la socio-esthétique, nous rappelle « une multitude de petits détails personnalisés qui feraient que chaque personne est unique : l’application d’un rouge à lèvres, une manucure, l’application d’une crème sur le visage, une attention au choix des couleurs ». Elle insiste sur la nécessité de « créer, dans un espace non médical, des relations centrées sur le plaisir de prendre soin de soi » (Revue francophone de Gériatrie et de Gérontologie, op.cit.).

Est-il moment plus fondamental pour affirmer l’ultime permanence du moi que les derniers jours, ou les dernières semaines d’une vie ? Le Docteur  Jean-Marie Gomas, responsable de l’unité de soins palliatifs à l’hôpital Sainte-Périne à Paris, énumère quelques-unes des raisons qui rendent désormais probable – sinon souhaitable – une fin de vie à l’hôpital : « raisons éthiques, car le vieillard dément nous confronte aux notions d’acharnement, d’euthanasie, de souffrance morale (…) ; raisons techniques, car d’importants progrès ont été faits en matière d’accompagnement, ou de contrôle des symptômes et de la douleur (..) ; raisons anthropologiques, car les modifications sociétales des rites de mort appellent de nouvelles manières d’accompagner et de donner du sens aux instants ultimes » (www.fondation-mederic-alzheimer.org, novembre 2013).

Mais « pour mourir, observe-t-il, il faut une défaillance d’un organe majeur et surtout un « lâcher prise » psychique. Or bien des personnes atteintes de maladie d’Alzheimer survivent contre toute attente dans des situations minimalistes, ralenties, qu’il est difficile d’étiqueter. La fin de vie semble alors s’allonger sans mesure. Les familles sont interrogées inévitablement sur le sens de cette vie » (ibid.).  Ces malades, constate Élisabeth Quignard, médecin gériatre, achèvent le plus souvent leur vie dans un tableau de « long mourir » qui ne permet guère une hospitalisation en unité de soins palliatifs où les séjours sont habituellement de durée courte ou moyenne. L’accompagnement de ces malades en fin de vie relève plutôt des équipes de soins palliatifs qui peuvent apporter leur expertise là où se trouve le patient, à domicile, en EHPAD ou en établissement de soins » (ibid.).

Là ou ailleurs, ce que doivent tenter les équipes, c’est une sorte d’ « apprivoisement de la mort ». Dans une résidence de Saint-Germain-la-Ville (Orne), un groupe de travail « Fin de vie » a été mis en place pour aider chacun à « réfléchir à ce que l’on fait et pour faire ce que l’on pense juste ». Chaque participant y exprime ses expériences et émotions face à la mort. Puis, à l’aide de contenus théoriques, une analyse du vécu des équipes et de celui des familles est élaborée, sur la base de laquelle sont formulées des recommandations de pratiques. Des projets sont en cours de réflexion, comme la création d’un « mémorial » pour « qu’une trace du passage de ceux qui ont vécu avec l’équipe perdure dans l’EHPAD, et pas seulement dans les registres administratifs » (ibid.)

Il est fondamental, souligne enfin le Professeur Jean-Luc Novella, de respecter le plus exactement possible « les désirs et attentes de la personne, y compris dans un contexte de directives anticipées (…). Il faut systématiquement rechercher les valeurs morales et religieuses de la personne, pour voir dans quelle mesure il nous est nécessaire de prendre en compte cette spiritualité dans notre accompagnement » (ibid.) Ainsi pourra-t-on espérer que, conformément au décalogue de Richard Taylor, « Je » continuera à « avoir moi » jusqu’au seuil de la tombe.

Jacques Frémontier

Journaliste bénévole