Cher domicile

Édito

Date de rédaction :
21 décembre 2013

Être soigné chez soi, quel rêve pour tous ceux qui sont atteints de la maladie d’Alzheimer et – du moins le croient-ils – pour leur famille !  Quelle solution idéale pour le système de santé, puisque cela coûte moins cher à la collectivité et que cela allège le poids qui pèse sur l’hôpital et sur les structures d’accueil ou d’hébergement !

Et pourtant ! Le sociologue Bernard Ennuyer, ancien directeur d’un service d’aide et de soins à domicile et chercheur associé à l’Université Paris-Descartes, n’hésite pas à écrire que « le maintien à domicile est un luxe individuel réservé, quand elles ont des incapacités importantes, aux personnes qui ont de l’argent pour payer les aides nécessaires ou bien des familles omniprésentes (…)  La politique du libre choix ne laisse aux plus démunis que la possibilité de recourir à l’hébergement dont ils n’ont cessé de dire que ce n’était pas leur choix de fin de vie. » Bernard Ennuyer place ses espoirs dans la génération des baby-boomers qui arrive à l’âge de la retraite : « le maintien à domicile est en train de devenir un des enjeux du vivre-ensemble que les citoyens veulent se réapproprier face aux décideurs politiques et aux technocrates » (Documents Cleirppa, novembre 2013).

Pour que l’impossible rêve se réalise, il faut en effet une véritable révolution culturelle, tant chez les aidants que chez les professionnels.

Les aidants familiaux, qui sont plus de huit millions en France, savent déjà presque tout, et pourtant ils ont à ré-apprendre ce qu’ils savent faire.  Les programmes d’éducation, d’aide et de soutien qui leur sont destinés, reconnaît Florence Leduc, de l’Association française des aidants, « n’évitent pas l’écueil, inhérent à toute formation, de faire surestimer ce qui est appris, au détriment du savoir qui s’acquiert auprès du proche. La dépendance dans le couple âgé illustre le processus d’illusion et de désillusion par lequel passe l’aidant à chaque étape de la maladie de son conjoint. Ce sont cet apprentissage et cette compréhension intuitive qui sont les plus aptes à développer la confiance en soi et la responsabilité de l’aidant » (Gérontologie et société, décembre 2013). « Il ne s’agit pas de prescrire aux aidants ce qu’ils doivent faire, mais plutôt de les aider à développer leur potentiel de changement », explique l’ergothérapeute Michel Caire (Revue francophone de gériatrie et gérontologie, décembre 2013).

Un bon coup de main ne messied pas. Michèle Delaunay, ministre déléguée aux Personnes âgées et à l’autonomie, lance le programme Monalisa, premier volet d’une future loi pour l’adaptation de la société au vieillissement, avec l’objectif de mettre en réseau les différentes actions existantes sur le terrain et d’encourager le bénévolat associatif, les relations informelles de voisinage et d’entraide avec les seniors, « oubliés de la vie ». Selon Jean-François Serres, secrétaire général de l’association les petits frères des Pauvres, le moment est venu de « mobiliser des citoyens-bénévoles », pouvant agir au niveau de leur quartier ou de leur village, sur la base d’une charte de valeurs communes : « exercice de l’altérité, ouverture aux autres, rencontre des différences » (www.monalisa-asso.fr, 27 janvier 2014).

Le maintien à domicile ne peut en effet exister que grâce à un réseau d’aides informelles (famille, amis, voisins). « Cet accompagnement quotidien peut conduire l’aidant dans une situation d’extrême fragilité et être préjudiciable à sa santé physique, psychique et sociale », rappelle le pôle de gérontologie interrégional Bourgogne Franche-Comté, qui constitue une cohorte de huit mille six cents aidants afin de développer un accompagnement adapté, répondant à leurs besoins individualisés. Un programme de recherche étudiera, sur la base d’entretiens semestriels, leur histoire personnelle pour déterminer les facteurs de détérioration de leur qualité de vie et les stratégies qu’il est possible de développer (www.agevillage.com, 20 janvier 2014).

Selon le ministère délégué aux Personnes âgées, 25% des plans d’aide sont « saturés » : la part de co-financement par le département a atteint son plafond, le reste à charge pour les familles devient trop élevé. Un projet de loi prévoit donc de créer une enveloppe spécifique en vue d’« instaurer un droit de répit pour les aidants dont la charge est la plus lourde », en les « libérant systématiquement » au moins cinq jours par an (Le Journal du domicile, décembre 2013).

Mais c’est sans doute chez les professionnels que la mutation vers le domicile s’annonce le plus difficile : elle se heurte en effet à tout un réseau d’usages, de pratiques, d’habitudes qui constituent, pour chaque métier, une véritable culture.

Certaines étapes du diagnostic pourront ainsi désormais, grâce à des technologies nouvelles, trouver parfois des formes inédites. La mallette MobiQual-Dépression, élaborée par la Société française de gériatrie et de gérontologie (SFGG), dans le but d’améliorer le repérage et la prise en charge de la dépression et de la souffrance psychique chez le sujet âgé, comporte, depuis l’été dernier, une version adaptée au secteur du domicile, lancée officiellement par la ministre (Revue de gériatrie, décembre 2013).

Le concept de parcours de soins va de plus en plus devenir le paradigme majeur. À Lyon, le Centre mémoire de ressources et de recherche (CMRR) des Hospices civils a, dans cet esprit, créé notamment une équipe mobile maladie d’Alzheimer (EMMA) pouvant expertiser les symptômes psychologiques et comportementaux dans le milieu habituel des patients, afin d’éviter les hospitalisations en urgence ou inadaptées (Gériatrie Psychologie Neuropsychiatrie du vieillissement, décembre 2013).

Beaucoup d’hospitalisations et d’entrées en établissement d’hébergement ne sont pas justifiées : elles pallient le manque de solutions alternatives et de structures intermédiaires. Les dispositifs MAIA (Maisons pour l’autonomie et l’intégration des malades Alzheimer) ont justement pour but d’initier (ou d’accélérer) un mode d’organisation intégré : face au compartimentage traditionnel entre secteur médical et secteur médico-social, il s’agit de rassembler l’ensemble des professionnels déjà existants sur un territoire donné (y compris, bien sûr, ceux de l’aide à domicile), afin de créer un partenariat co-responsable du service rendu (Documents Cleirppa, novembre 2013).

Le pharmacien d’officine a, plus que jamais, toute sa part dans un tel dispositif. Il peut avoir des soupçons de maladie d’Alzheimer avant que le diagnostic soit posé et il interviendra pour sensibiliser la famille (sans jamais prononcer le nom de la maladie). Il s’inquiétera de la capacité de la personne malade à prendre seule ses médicaments.  Il dialoguera avec l’aidant et devra le convaincre de se soigner et surtout de se réserver des espaces de liberté. Il est un des acteurs indispensables du maintien à domicile (www.fondation-mederic-alzheimer.org, décembre 2013).

Chaque Français, si l’on en croit les sondages, rêve de mourir « à la maison ». Pour les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, un tel rêve se heurte, dans la réalité, à des difficultés majeures. « La présence de troubles cognitifs rend en effet la prise de décisions, le soulagement de la douleur ou encore la prise en compte des souffrances psychologiques plus complexes », écrit l’Observatoire national de la fin de vie, dans son rapport 2013. Il s’agit, la plupart du temps, d’une trajectoire lente qui entraîne une identification tardive de la situation et l’épuisement des proches. L’Observatoire présente des « vignettes » illustrant des situations-types (dont trois cas de maladie d’Alzheimer) : l’histoire de Pascal, quatre-vingt-un ans, soigné à domicile par une équipe de soins infirmiers (SSIAD), qui finit par se donner la mort, un soir, en profitant du départ de l’infirmière, est la plus tragique (Observatoire national de la fin de vie, Rapport 2013, 21 janvier 2014).

Une enquête nationale de la Fondation Médéric Alzheimer montre que les trois quarts des services d’aide à domicile déclarent accompagner leurs patients atteints de troubles cognitifs jusqu’à « la toute fin de vie », mais que 38% d’entre eux n’ont mis en place aucune formation spécifique à cet effet (www.fondation-mederic-alzheimer.org, 2012).

Une étude israélienne a évalué la qualité de la fin de vie des personnes âgées, atteintes de démence au stade avancé et vivant à domicile. Les aidants mettent en avant une mauvaise prise en charge de la douleur, du souffle court, de la peur, des escarres et de la résistance aux soins (Journal of the American Geriatrics Society, 17 janvier 2014).

C’est ainsi qu’une profonde mutation culturelle commence à se mettre en place. La croissance spectaculaire des services à domicile (7% par an pour les soins infirmiers, 21% pour l’hospitalisation à domicile) répond à des demandes sociales fortes, celle de vivre et vieillir chez soi le plus longtemps possible, mais aussi celle de l’autonomie et de l’intégration sociale de tous. Désormais, écrit David Causse, un des dirigeants du secteur, qui appelle « ces chevau-légers de l’action au domicile », les nouveaux « hussards blancs », en référence aux « hussards noirs », les instituteurs de la Troisième République :   « le bénéficiaire est chez lui. C’est lui qui accueille, et non le professionnel : une différence de taille qui place les services à domicile dans une profonde modernité culturelle et sociétale » (Direction(s), janvier 2014).

Jacques Frémontier

Journaliste bénévole