L’émotion, la souffrance, le plaisir

Édito

Date de rédaction :
29 avril 2014

Un mot insolite fait son apparition dans le discours dominant sur la maladie d’Alzheimer, pendant longtemps partagé, à ses deux extrêmes, entre le pathos de la compassion et l’impassibilité du langage de la science : l’émotion.

Non seulement la personne malade est désormais créditée d’un capital d’amour, de haine, de joie, de désir, de tristesse (pour ne citer que les affects majeurs), mais toute thérapeutique, toute pratique d’accompagnement, que l’on veut « centrée sur la personne », doit aujourd’hui tenir compte d’un nouvel impératif : susciter, dans la mesure du possible, une émotion positive, et minimiser les émotions négatives.

La maladie ne se réduit plus à une pathologie répertoriée dans les études cliniques ; elle est décrite comme une souffrance. Face aux défis qu’elle impose, les nouvelles ripostes osent un autre mot particulièrement insolent : le plaisir.

Prendre en compte la souffrance psychique de la personne âgée aidée à domicile ou accueillie en établissement : telle est la plus récente recommandation de l’Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux (ANESM). Et de préciser les pratiques qu’elle préconise : « repérage des expressions et des symptômes de souffrance psychique et/ou du risque suicidaire de la personne (…) ; coordination des professionnels pour un accompagnement interdisciplinaire et complémentaire de la personne en situation de souffrance psychique » (www.anesm.sante.gouv.fr, mai 2014).

Cette mutation capitale de l’éthique institutionnelle correspond à ce que Fabrice Gzil, responsable du pôle Études et recherches à la Fondation Médéric Alzheimer, appelle « l’acculturation du champ « psy » à la maladie d’Alzheimer ». Il y a quinze ans, « les psychiatres, psychologues et psychanalystes étaient peu nombreux à s’intéresser à la démence du sujet âgé (…) Et le sujet Alzheimer provoquait – ou révélait ? – d’importantes tensions au sein du champ « psy », notamment entre ceux qui, comme les neuropsychologues, avaient choisi de collaborer avec les professionnels de santé et ceux qui, comme certains psychanalystes et psychologues cliniciens, exprimaient des réserves, voire des critiques virulentes, vis-à-vis de l’approche médicale ou « biomédicale » de la démence » (Gzil F. in Le Carnet Psy, mai 2014).

Une enquête de la Fondation Médéric Alzheimer, menée en 2012 auprès de dix mille psychologues (dont un tiers a répondu) a montré que le rôle et la place des psychologues dans la prise en charge de la maladie d’Alzheimer semblent davantage reconnus qu’avant les années 2000 (Danièle Fontaine et al. in La Lettre de l’Observatoire des dispositifs de prise en charge et d’accompagnement de la maladie d’Alzheimer, avril 2012).

Les travaux de recherche conduits durant cette période ont considérablement modifié l’approche de la démence : « Alors que celle-ci était jusque-là très centrée sur les déficits, ils ont montré l’existence de capacités (affectives, émotionnelles, cognitives, mnésiques) préservées (…) ». Ils ont « également donné de précieux éléments pour comprendre l’expérience subjective de la maladie » et ont « incité les professionnels (…) à chercher à minimiser les sources d’inconfort et de souffrance psychique et à essayer de soutenir, par tous les moyens, le sentiment d’identité et de continuer d’exister des personnes malades » (Fabrice Gzil., op. cit.).

Mais l’entourage, à sa façon, connaît lui aussi l’expérience de la souffrance. Une étude menée par des chercheurs norvégiens auprès de 6 951 couples âgés de cinquante-cinq ans et plus, dont 131 où l’un des partenaires était atteint de démence, confirme que le conjoint aidant présente un risque de dépression sensiblement plus important qu’en population générale (BMC Public Health, 1er mai 2014). Des psychologues australiens ont exploré le vécu de douze jeunes, âgés de huit à vingt-quatre ans, ayant un parent atteint d’une forme précoce de la maladie d’Alzheimer. Ils montrent les conséquences émotionnelles des tâches qu’ils assument, mais aussi la marginalisation, voire l’exclusion, dont ils sont les victimes (Dementia, 29 avril).

Parmi les recommandations de l’ANESM figure, du reste, la nécessité de repérer les signes de souffrance psychique dans « l’entourage proche (conjoint, enfant), lui-même vieillissant » (op.cit.).

La politique d’aide aux aidants change ainsi progressivement de nature : c’est désormais le duo aidant/aidé qui constitue la véritable cible. Il s’agit de « maintenir une qualité de vie ensemble, et ce malgré les effets de la maladie » France Alzheimer a ainsi lancé le premier guide d’accompagnement en ligne (http://guide.francealzheimer.org).

Même les soignants ne sont pas à l’abri de la souffrance psychique. Le groupe de recherche sur la fin de vie à l’Université libre de Bruxelles et à l’Université de Gand a mené une enquête pour mieux connaître les conséquences émotionnelles de la fin de vie des personnes atteintes de maladie d’Alzheimer sur les personnels des maisons de retraite. Un tiers des soignants déclare un fardeau émotionnel élevé, d’où la nécessité d’un soutien psychologique des professionnels des soins palliatifs (International Journal of Older People’s Nursing, 10 mai 2014).

Face à cette emprise de la souffrance, des acteurs de plus en plus nombreux proposent une réponse paradoxale : ils s’aventurent à parler de plaisir.

L’équipe du professeur Henry Brodaty, de l’Université de Nouvelle-Galles-du-Sud à Sidney (Australie), a conduit un essai contrôlé et randomisé dans trente-cinq maisons de retraite pour tester l’efficacité d’une intervention de neuf à douze séances hebdomadaires de thérapie par l’humour. Résultats : une moindre durée d’agitation élevée et davantage de satisfaction (contentment) des personnes malades (Journal of the American Medical Directors Association, 7 mai 2014).

« Se soucier de l’apparence de la personne atteinte de démence est une question négligée », écrit un chercheur écossais. Un projet de recherche intitulé « Les cheveux et le soin » (Hair and Care) a été conçu pour explorer le sens de l’apparence quand progresse la maladie. Les chercheurs ont utilisé des « biographies de l’apparence » comme fil conducteur d’un travail de réminiscence et d’histoire de vie, centré sur la personne (coloration des cheveux, couleur de la robe…) (Journal of Applied Gerontology, 24 avril 2014 ; Journal of Aging Studies, août 2014).

Le contact régulier avec les générations plus jeunes peut lui aussi être source de plaisir. Dans l’unité de jour d’une maison de retraite du Nord, des élèves de CM2 viennent pendant un an rendre visite à leurs aînés. « Après chaque rencontre, raconte l’aide médico-psychologue, on sentait encore, plusieurs jours après, les effets positifs sur leur état émotionnel » (www.lavoixdunord.fr, 18 mai 2014).

« Je m’amuse comme une gamine, ça faisait bien longtemps que je n’avais pas ri comme ça ». Blanche joue au golf sur un parcours adapté, elle danse. Elle participe à un programme d’activités destiné aux personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer et à leurs aidants, organisé  par la Mutualité française et la Ligue Sport adapté Poitou-Charentes (www.lanouvellerepublique.fr, 14 mai 2014).

La présence d’un animateur professionnel « implique toujours la mise en jeu des sens », rappelle le vice-président du groupement des animateurs en gérontologie (GAG). « Des compétences sensorielles existent toujours pour un ou plusieurs sens, et l’animation se révèle adaptée aux personnes âgées atteintes de maladies altérant le raisonnement. L’animateur s’appuie sur les sens qui sont une des portes sur l’extérieur et aussi une des sources du plaisir ». Mais « les dispositifs Alzheimer, comme le cahier des charges PASA (pôle d’activités et de soins adaptés) ne prévoient que des professions de santé, et aucune profession sociale, ni assistant social, ni animateur » (La Lettre de l’Observatoire des dispositifs de prise en charge et d’accompagnement de la maladie d’Alzheimer, avril 2014).

Même les robots compagnons, dont l’équipe du Professeur Anne-Sophie Rigaud, de l’hôpital Broca à Paris, étudie les interactions avec les êtres humains, peuvent susciter des émotions positives chez les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer : ils sont susceptibles d’améliorer la communication, le bien-être et de diminuer les troubles du comportement. Mais ils ne peuvent se substituer à la prise en charge humaine (Neurologie Psychiatrie Gériatrie, 2 avril 2014).

Kate Swaffer, une Australienne de cinquante-six ans, qui a été diagnostiquée il y a six ans (ce qui ne l’a pas empêchée de passer depuis lors une licence en creative writing et une autre en psychologie), revient du congrès d’Alzheimer’s Disease International à Porto Rico. « J’ai plutôt l’impression, dit-elle, que nous sommes en prise avec le monde réel, et nous nous amusons. Les personnes malades sont en train d’apprendre à bien vivre avec leur démence, et l’un des buts du groupe Dementia Alliance International est de donner une voix et de mettre en capacité (empower) d’autres personnes malades pour qu’elles vivent bien aussi » (www.fightdementia.org.au, 21 mai 2014).

Jacques Frémontier

Journaliste bénévole