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Édito

Date de rédaction :
29 mai 2014

Un taux d’échec de 99,6% : voilà le bilan de douze ans d’essais cliniques des médicaments pour le traitement de la maladie d’Alzheimer. Ce ne sont pas d’affreux trublions qui publient ce chiffre inquiétant, mais un groupe d’experts internationaux rassemblés par le Professeur Bruno Vellas, coordonnateur du gérontopôle de Toulouse. Entre 2000 et 2012, 1 031 essais ont été menés, 244 molécules ont été testées. Avec le résultat que l’on sait (Journal of Prevention of Alzheimer’s Disease, juin 2014). Pour Peter Whitehouse et Daniel George, tous deux auteurs du Mythe Alzheimer (qui, eux, se sont fait une spécialité de secouer l’establishment de la médecine et de l’industrie pharmaceutique), le paradigme de la recherche évolue clairement, l’objectif de prévention paraissant aujourd’hui plus pertinent que celui, beaucoup plus lointain, de la guérison.

Dans ces conditions, il est évidemment légitime que les chercheurs en sciences humaines et sociales travaillant sur la maladie d’Alzheimer entreprennent, à l’initiative de la Fondation Médéric Alzheimer, de se constituer en réseau à l’échelle française, puis européenne, afin de confronter leurs travaux, notamment sur les questions de méthode ou sur l’évaluation des interventions psychosociales (Recherches sur le vieillissement, juin 2014).

Pour ces chercheurs, la personne malade se définit bien davantage par sa conscience d’elle-même et du monde que par l’état de ses lésions.  Ou, plus exactement, à l’instar de chacun de nous, comme un individu global qu’on ne saurait réduire à ses pathologies ou à ses déficiences.

Les tests cognitifs paraissent, depuis longtemps, l’alpha et l’oméga d’un diagnostic sûr. Et pourtant, une équipe universitaire américaine vient de montrer que le fait, pour des personnes âgées, de savoir qu’elles sont, pour des raisons génétiques, à risque de développer la maladie les amène à croire leurs capacités mnésiques amoindries, donc à moins bien réussir les tests (American Journal of Psychiatry, février 2014). Robert Greene, de Harvard, et Jason Karlawish, de l’Université de Pennsylvanie, avancent l’hypothèse que « l’incapacité cognitive dans le vieillissement n’est pas simplement le résultat de lésions du cerveau, mais une rupture de l’homéostasie entre l’individu, le cerveau et le monde dans lequel vit la personne ; bref, une perturbation de l’esprit (a disruption of the mind) » (ibid.)

Plus la personne est motivée, ou engagée dans une activité par choix et intérêt, plus ses résultats aux tests sont satisfaisants (Gériatrie Psychologie Psychogériatrie du Vieillissement, juin 2014). Au point que le recul de l’âge de départ à la retraite est associé à une réduction du risque de démence (European Journal of Epidemiology, mai 2014).

Il faut apprendre à « lire » l’ensemble du corps, explique Aude Dagonneau, psychomotricienne. « Le psychisme est affecté par de nombreuses pertes : les cheveux blancs, les décès, la retraite, la perte des repères, l’anxiété et le risque de dépression. Le schéma corporel et l’image du corps peuvent être affectés par les difficultés à nommer et localiser les parties du corps, donc à les mobiliser volontairement ; des sentiments d’étrangeté du corps peuvent apparaître, voire l’oubli d’une partie du corps ». (Doc’Alzheimer, avril-juin 2014).    

Certains facteurs psychologiques peuvent être impliqués dans le développement d’une démence ou d’un déclin cognitif, tels que le stress et le sentiment de détresse, le fait de ne pas avoir de but dans la vie ou d‘être condamné à la solitude. Une étude menée par des chercheurs finlandais et suédois montre même que la « méfiance cynique », c’est-à-dire la croyance selon laquelle tous les autres sont principalement guidés par des motivations égoïstes, est associée à un risque accru de démence (Neurology, 28 mai 2014).

« Et si la maladie d’Alzheimer était d’abord une atteinte du corps social avant d’être une atteinte des personnes chez qui elle fait l’objet d’un diagnostic ? », s’interroge le sociologue Michel Billé. Et d’y voir « une métaphore qui parle moins, peut-être, du malade que de la société dans laquelle il se débat : perturbation du rapport au temps et à l’espace, amnésie collective, perturbation de la langue et de la capacité à nouer des relations sont autant de symptômes d’une société malade, société de déliaison… qui peine à nouer pour ses vieux et avec eux des relations de solidarité » (Michel Billé, La société malade d’Alzheimer, éditions érès, mai 2014).

Il s’agit donc moins de soigner un symptôme qu’un être souffrant, à la fois dans son corps et dans son esprit. Et d’abord de chercher à prévenir avant de songer à l’impossible pari de guérir. Pour Anne-Claude Juillerat Van der Linden et Martial Van der Linden, professeurs de psychologie clinique aux Universités de Genève et de Liège, « il n’est nul besoin de disposer d’un diagnostic de « déficit cognitif léger » ou des informations fournies par d’éventuels marqueurs biologiques pour encourager la mise en place de mesures de prévention (en lien avec les facteurs de risque vasculaire, l’activité physique, l’engagement social, les activités cognitives stimulantes, la réduction du stress, l’influence des stéréotypes, la vision négative des autres, etc.) visant à différer et/ou atténuer les manifestations problématiques du vieillissement cérébral/cognitif » (http://mythe-alzheimer.over-blog.com, 9 juin 2014).

C’est pourquoi l’annonce du diagnostic doit s’accompagner de précautions particulières. « Il ne s’agit pas, écrit Emmanuel Hirsch, directeur de l’Espace national de réflexion éthique sur la maladie d’Alzheimer, d’imposer à l’autre une « vérité » qui lui serait insupportable et obstruerait d’emblée toute perspective de devenir acceptable (…) C’est dire qu’il est plus important d’accompagner humainement l’annonce, de témoigner à la personne une considération, voire de reprendre ses marques pour engager un combat pied à pied contre la maladie » (Doc’Alzheimer, avril-juin 2014).

Mieux encore : Benoît Lavallart, de la mission de pilotage du plan Alzheimer, Christel Mouisset, de la direction générale de la cohésion sociale et Aurélie Brugerolle, de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie, constatent que « l’observation attentive, et même aimante, qui s’est spontanément développée depuis plus d’une décennie autour des personnes atteintes de la maladie, a généré des savoir-faire nouveaux. Leur standardisation, leur évaluation, leur diffusion sont nécessaires, dans un échange permanent des pratiques. L’utilisation optimale des ressources restantes prolonge la qualité de vie pendant des mois et des années. » (Actualités et dossier en santé publique, mars 2014).

La recherche du plaisir de la personne malade fait partie de ces pratiques « aimantes ». La musicothérapie en est un exemple particulièrement significatif. « On ne doit pas oublier, dit par exemple Pilar Garcia, une spécialiste de cette thérapeutique, que les notions de plaisir, bonheur et partage doivent être les moteurs du chant en groupe ». Dès le « face-à-face sensoriel » de la prise de contact, elle peut savoir, raconte-t-elle, « si telle personne a des besoins particuliers, décrypter qui rencontre un problème : mal dormi, désorientation, besoin de proximité, de se livrer… et face à ce besoin de la personne d’être rassurée, elle accompagne du regard, de la voix et du toucher (…) La fin de la séance s’annonce par un moment de plaisir, comme une récompense après l’effort » (Doc’Alzheimer, op.cit.).

Mais « la maladie d’Alzheimer tend à fissurer la citoyenneté », écrit la sociologue Laurence Hardy. « Ce qui nous inscrit dans une société, c’est donner et recevoir. Ceux qui ne semblent pas ou plus pouvoir apporter, peuvent n’inspirer que rejet, mépris ou pitié (…). Ce qui nous inscrit dans l’humanité, c’est avoir la possibilité, par quelque moyen que ce soit, d’exprimer des choix au quotidien » (ibid.). C’est ainsi, affirme Emmanuel Hirsch, que « la règle est de tenir informée la personne afin qu’elle puisse, de manière éclairée, consentir aux propositions thérapeutiques ou de soins qui lui sont faites (…). Lorsque la maladie évolue, ses « capacités décisionnelles » s’altèrent progressivement, ce qui ne saurait remettre en cause ses droits fondamentaux (…). Ce n’est pas parce que la personne ne s’exprime pas de façon explicite qu’elle n’éprouve pas des sentiments. Il importe de les comprendre et d’être d’autant plus attentif que sa faculté de communication est limitée à l’extrême » (ibid.)

Ce retour à la citoyenneté atteint sans doute sa plénitude lorsque des personnes malades s’unissent pour exprimer leurs besoins et leurs désirs. Ainsi, la première réunion plénière du groupe de travail européen des personnes atteintes de démence vient de se tenir au Luxembourg (http://alzheimer-europe.org, 22 mai 2014). Quant à lui, le psychologue américain Richard Taylor, diagnostiqué depuis l’âge de cinquante-six ans, participe au programme Dementia Mentors, lancé par un panel international de personnes malades et d’aidants. Chacun peut, avec un ordinateur équipé d’une webcam et d’un micro, entrer en conversation individuelle avec un mentor qui vit lui aussi avec les symptômes de la démence et qui lui donne des instructions pour « dominer sa maladie » (http://dementiamentors.com, 1er juin 2014).

« Nous voulons communiquer de manière positive sur la maladie d’Alzheimer pour dire (…) que le patient qui perd ses repères de temps, d’espace et de contexte (…) peut vivre une vie pleine de sens, mais d’une toute autre manière et non pas comme avant. C’est cette nouvelle manière de vivre qui est tout l’enjeu car il faut l’inventer », écrit Colette Roumanoff, qui crée aujourd’hui un blog interactif http://bienvivreavecalzheimer.com. Elle espère ainsi faciliter la vie de son mari Daniel, mais aussi de toutes les personnes qui connaissent le même mal et ont besoin de se ré-inventer.

Jacques Frémontier

Journaliste bénévole