Une nouvelle culture

Édito

Date de rédaction :
25 septembre 2014

Jamais sans doute les droits des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer n’ont été aussi vigoureusement et largement proclamés que dans ce mois d’octobre 2014 : déclaration de Glasgow, concluant le congrès annuel d’Alzheimer Europe (www.alzheimer-europe.org, 20 octobre 2014) ; résolution de Montpellier, élaborée à l’initiative de l’Espace de réflexion éthique de la région Ile-de-France (www.espace-ethique.org, 9 octobre 2014) …

Un même impératif semble se dégager aujourd’hui de toutes ces affirmations de principes : une nouvelle culture est en train peu à peu de se formuler, tant chez les professionnels du soin et de l’accompagnement que, soyons optimistes !, dans la société tout entière. Avec des hauts et des bas. Des avancées et des reculs. Des succès et des échecs.

Peut-être commençons-nous à nous interroger vraiment sur la façon dont l’espace et le temps sont « vécus » par les personnes malades. Ce serait le début d’une sorte de révolution culturelle.

Chacun le sait, beaucoup en ont fait l’expérience avec un de leurs proches : un des premiers symptômes annonciateurs de la maladie, c’est la perte du sens de l’espace. On ne retrouve plus son chemin, on s’égare, le langage commun parle souvent de « fugues ». Tout justement, le prix Nobel de médecine vient de couronner un chercheur anglo-américain et deux Norvégiens pour leurs travaux sur les structures neuro-anatomiques impliquées dans l’orientation spatiale : l’hippocampe et des cellules proches, dites « cellules de grille », fréquemment affectés à un stade précoce de la maladie, constituent un véritable système de navigation et de positionnement. Ainsi, selon le Comité Nobel, « s’ouvrent de nouvelles pistes pour comprendre d’autres processus cognitifs, tels que la mémoire, la pensée et la planification » (www.nobelprize.org, 6 octobre 2014).

Espace clos ? Espace ouvert ? L’institution (EHPAD, maison de retraite) est-elle vraiment un lieu de liberté ? Y entre-t-on toujours de sa propre volonté ? La résolution de Montpellier recommande d’« accorder une attention particulière au processus d’information, de consentement ou à l’expression de l’assentiment de la personne » (www.espace-ethique.org, op.cit.). Mais le syndicat représentant le secteur privé des maisons de retraite alerte les députés sur la difficulté de s’assurer de ce consentement du futur résident s’il est atteint d’une affection neurodégénérative. L’exigence d’un entretien préalable en tête-à-tête, formulée par le nouveau projet de loi sur l’adaptation de la société au vieillissement, ne serait « valable que dans moins de la moitié des cas », a fortiori quand il s’agit de donner son accord à un transfert en unité fermée (www.agevillagepro.com, 16 septembre 2014)

Du reste, remarque le psychologue Yves Clercq, « s’il est vrai que le non-consentement de la personne peut représenter un obstacle indéniable à un accueil de qualité, l’acceptation préalable ne représente pas pour autant un gage d’intégration ». Au-delà de tous les protocoles, la personne a avant tout besoin « d’attention, d’oreilles et de regards indispensables pour faire face à une multitude de deuils dont nous n’avons pas forcément conscience : (…) la vie collective, la confrontation à l’autre, miroir d’un devenir non souhaité (…), mais aussi le deuil d’une vie passée, indispensable pour envisager la vie en institution comme une nouvelle période de sa vie » (Géroscopie pour les décideurs en gérontologie, septembre 2014).

Espace « incapacitant » ou espace maîtrisé ? L’espace où vivent les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer est trop souvent source d’aggravation des troubles dont elles souffrent : chambre où l’on ne peut pas choisir soi-même ceux qui ont le droit d’y pénétrer ; espaces collectifs dont l’usage est strictement encadré (restaurant fermé en dehors des repas, salles d’activités accessibles seulement en présence d’un professionnel).

Pour Colette Eynard, gérontologue, et Kevin Charras, docteur en psychologie environnementale et responsable du pôle Interventions psychosociales de la Fondation Médéric Alzheimer, « il est essentiel que les professionnels, quels que soient leur statut et leur rôle, aient eux-mêmes compris l’importance de l’espace, comme support et non comme simple décor dont on ne maîtriserait ni le sens ni l’usage.» Dans le cadre du programme Eval’zheimer, conçu et développé par la Fondation Médéric Alzheimer, ils proposent plusieurs points fondamentaux : « donner des repères spatiaux ; assurer une cohésion sociale par l’espace ; préserver l’aspect domestique ; garantir la « privacité » (capacité de l’espace à se laisser approprier par les personnes qui l’occupent, en leur donnant la liberté, donc le choix, de l’occuper de plusieurs manières) ; gommer l’aspect « soins » (les chariots et les blouses doivent-ils être ostensibles ?) et éviter les espaces de type mirador » (Animagine 87, octobre-novembre 2014).

« Comment donner aux résidents l’opportunité d’”habiter” l’espace de la maison de retraite, et non le sentiment de vivre sur le lieu de travail du personnel ? », s’interroge Fabrice Gzil, docteur en philosophie et responsable du pôle Études et recherche de la Fondation Médéric Alzheimer. Et de proposer un environnement « capacitant », qui « donne des possibilités de choix et d’action », leur permettant de « participer, à leur manière, à la vie de l’institution (…), d’utiliser leurs savoir-faire, d’exploiter leurs capacités et de s’engager dans des activités qui font sens (…), par exemple un talent de bricoleur ou de maîtresse de maison » (ibid.).

Perdre la notion du temps : c’est aussi un des stéréotypes attachés à la maladie d’Alzheimer. Non seulement la mémoire s’est, semble-t-il, effacée, mais la conscience de l’heure, du jour, de la nuit s’estompe peu à peu. Nul ne songe à nier ce double défi. Mais la façon de l’affronter devient peut-être plus complexe, plus sinueuse.

On sait depuis longtemps que jadis ou autrefois résiste mieux à l’usure de la maladie que ce matin, hier ou la semaine dernière. Les professionnels utilisent donc de mieux en mieux les souvenirs plus ou moins enfouis, surtout s’ils ont une valeur sentimentale, pour essayer de faire revivre quelques-unes des capacités de la personne malade. C’est ainsi, par exemple, que deux chercheurs en neurologie de Dijon se sont intéressés à la mémoire du football, « passion à forte connotation sociale et émotionnelle ». Ils se sont aperçus que jeunes et moins jeunes ont des capacités comparables à se souvenir des scores des soixante-treize matches disputés par Dijon, lors des championnats des deux années précédentes, alors que, sur des sujets neutres, les plus âgés mémorisent beaucoup moins bien que leurs cadets (www.lequipe.fr, 25 septembre 2014). Alzheimer Ecosse a, dans le même esprit, lancé le projet Football Memories, où des photos de matches aident à ranimer une mémoire qui s’étiole (www.footballmemories.org.uk, 29 septembre 2014).

Mais une telle technique de la réminiscence ne peut être utilisée qu’avec des précautions et des nuances. « La prise en compte du milieu socio-culturel d’origine est ainsi largement conseillée dans l’accompagnement des personnes malades, mais souvent difficile à mettre en œuvre », notent Christophe Reintjens et Kevin Charras, respectivement adjoint à la formation et responsable du pôle Interventions psychosociales à la Fondation Médéric Alzheimer. « Créer un environnement que l’on imagine être celui du passé des personnes malades risquerait de créer, contrairement à ce que l’on pourrait penser, une plus grande confusion chez les résidents. Par ailleurs, on se trouverait confronté à l’impossibilité éthique de fonder un accompagnement bienveillant sur un leurre. (…) L’histoire de vie ne veut pas dire figer la personne dans sa propre histoire passée, mais admettre que la vie continue et sera celle qu’elle choisira en fonction de ses propres évolutions psychologiques. » (Animagine 87, op.cit.)

Il faut, du reste, admettre l’idée que la modernité ne reste pas toujours à l’écart de la vie des personnes malades. Beaucoup de ceux qui sont atteints aujourd’hui ont eu, dans la période qui a précédé, une expérience plus ou moins poussée de l’ordinateur, voire d’Internet. La filière de la silver economy, si souvent déclarée « prometteuse », ne peut pas les ignorer (Revue de gériatrie, septembre 2014).

C’est, en définitive, tout notre rapport au temps qui est remis en question par la maladie d’Alzheimer. « Lorsque le soin ne vise pas, ou plus, la restauration de la santé ou le maintien de l’autonomie, il reste malgré tout un soin, qui est fondamentalement un soin du temps, remarque le philosophe Fabrice Gzil. Ce soin, ce souci du temps consiste à accorder du temps, de présence, d’écoute, de disponibilité ; à tenter de s’adapter au rythme, ralenti, perturbé, mais toujours singulier de chaque personne ; et, lorsque la personne ne peut plus répondre par elle-même de son identité et de son histoire, à être en quelque sorte les garants de notre histoire commune avec elle » (Fabrice Gzil, La Maladie du temps, Paris : PUF, mars 2014). 

Jacques Frémontier

Journaliste bénévole