Rester soi comme chez soi

Édito

Date de rédaction :
23 novembre 2014

Les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer « racontent leurs histoires et leurs traumatismes, que leurs familles ne connaissent pas parfois », écrit Aude Dagonneau, psychomotricienne et formatrice. « Elles existent avec leur âge, leur identité et leur maladie. Un comportement au reflet d’une identité, comme nous tous. Être professionnel, c’est permettre à l’autre d’être écouté tel qu’il est et non tel que nous souhaiterions qu’il soit » (Doc’Alzheimer, octobre-décembre 2014).

Cette profession de foi d’une soignante au contact quotidien du réel montre bien que le « rester soi », malgré tous les avatars, est au cœur des problématiques Alzheimer. Nous en déduirons que le « comme chez soi » est sans doute une des pistes de recherche les plus prometteuses pour une thérapeutique non médicamenteuse plus efficace.

« Je ne le reconnais plus. Il ne me reconnait plus. » Et pourtant, si, c’est bien lui, c’est bien elle. En dépit des apparences, quelque chose de substantiel, d’incomparable, d’irréfragable, résiste, subsiste, affirme encore, timidement, difficilement, son existence.

Dans son ouvrage Vieillissimo, la psychiatre Véronique Griner-Abraham émet des doutes sur les tests de détection : « La vie psychique est là, différente, mais elle est là et aucune imagerie n’objectivera cette vie singulière : plus je vieillis, plus je doute. Plus on me demande d’objectiver, de coder, moins j’y crois. » Et de railler quelque peu le test cognitif MMSE (mini mental state examination) : « Répétez après moi, même si ça ne veut rien dire (…) Faites ce qui est écrit sur la pancarte ! » (V. Griner-Abraham, Vieillissimo, Rennes, Presses de l’EHESP, février 2014).

Cette identité rebelle peut se manifester sous des formes parfois difficiles à décrypter. « Un patient peut refuser un soin à un moment et l’accepter sans difficulté dix minutes plus tard. C’est alors mon rôle de donner du sens à des comportements qui paraissent incohérents », explique le psychologue Jean-Luc Noël. « Chacun vit à sa manière les troubles de la mémoire. Pour les personnalités chez lesquelles le contrôle domine, la perte de la mémoire est vécue comme une perte de contrôle et cela peut déclencher de l’agressivité. Chez d’autres caractères, cela engendrera de la tristesse, comme la perte d’un objet auquel on tient, et peut-être même ensuite une dépression. Certains auront le sentiment que la mémoire n’a pas été perdue, mais volée. Pour se protéger, ils chercheront alors à se barricader chez eux par exemple (…).  Sans prendre en compte les réactions de chaque patient, liées à leur personnalité, comment les aider ? » (Doc’Alzheimer, op.cit.)

Il en résulte une véritable pratique nouvelle :      « un personnel formé et expérimenté saura rebondir pour essayer à chaque moment de retrouver la personne là où elle se situe, et pour décoder ce que la personne exprime elle-même, de ses émotions, de ce qu’elle vit », raconte la neurologue hospitalière Thérèse Jonveaux. « Apprendre à rencontrer l’autre, contribuer à maintenir une continuité identitaire, respecter l’existence d’une dynamique intérieure personnelle qui persiste : c’est un travail d’équipe où chacun connait, joue son rôle et œuvre en étroite collaboration » (Doc’Alzheimer, op.cit.).

Mais chaque individu vit dans un réseau de relations, plus ou moins étroites, avec son entourage, avec la société toute entière. Et c’est bien souvent la part la plus fragile, parce que la plus exposée, de sa personnalité. Aujourd’hui, note la sociologue Laurence Hardy, « notre société valorise le changement et gomme les repères qui donnent les clés de lecture des rôles et des identités de chacun (…). L’identité sociale des personnes est continuellement interrogée, voire mise à mal (…). Des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer peuvent avoir intériorisé ces risques de désaffiliation (…). L’angoisse est majorée par le sentiment de perdre tout contrôle qui va au-delà de la mémoire et qui va souvent renvoyer à une crise identitaire profonde » (Doc’Alzheimer, op.cit.).

Où se réfugier quand tout semble s’effondrer, quand on ne sait même plus qui l’on est ? Le « chez soi », ou ses équivalents symboliques, semble alors l’ultime abri contre les tempêtes. Les femmes nous apportent sans doute la seule réponse valide : la maison, comme le confirme une enquête suédoise, est le cœur de leur identité (International Journal of Older People Nursing, 14 novembre).

D’où la nécessité de concevoir, pour tous les lieux d’accueil ou de soins, une architecture qui s’efforce de reconstituer quelque chose de cette intimité protectrice. « Les données scientifiques montrent clairement que la maîtrise de l’environnement de vie, couplée à un accompagnement adapté, augmente l’espérance de vie et sa qualité. » (www.fondation.mederic-alzheimer.org, décembre 2014).

Aménagé selon les goûts de son occupant et agrémenté d’objets personnels, l’habitat est le reflet de notre personnalité. De fait, il renseigne sur notre identité sociale familiale et culturelle. Il est donc particulièrement important de ne pas négliger cet aspect pour les personnes désorientées, rappelle Kevin Charras, responsable du pôle Interventions psychosociales à la Fondation Médéric Alzheimer (Doc’Alzheimer, op.cit.).

Ni hôtel ni prison – tel est le mot d’ordre des promoteurs du blog Mythe Alzheimer -, mais« un véritable lieu de vie, où il fait bon vivre », afin de « contrer la solitude, le sentiment d’impuissance et de manque de contrôle sur sa vie, ainsi que l’ennui, qui constituent l’essentiel de la souffrance psychologique des personnes âgées institutionnalisées » (www.mythe-alzheimer.org, 29 novembre 2014).

Certains préconisent même d’aménager, au sein de l’institution, un « cadre ludique, avec un choix d’objets adaptés aux compétences des résidents, un aménagement de l’espace spécifique et un rôle du professionnel observateur et disponible », ce qui « permet de diminuer les symptômes psychologiques et comportementaux des démences durant les séances de jeu. Les interactions sociales entre résidents ou avec les soignants sont également améliorées » (www.ladepeche.fr, 10 novembre).

Pour Patrick Oury, médecin coordonnateur, et Patricia Cavelier, directrice d’une résidence pour personnes âgées dépendantes, une unité spécifique Alzheimer doit être une petite structure accueillant un nombre restreint de résidents, avec un aménagement architectural convivial et chaleureux « comme à la maison », permettant une libre circulation, un repérage aisé et l’accessibilité à un jardin en toute sécurité. L’EHPAD (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) de demain sera constitué de plusieurs unités de vie dans un concept « anti-enfermement ». Situé au cœur de la ville pour stimuler les liens sociaux, il permettra de démystifier la maladie d’Alzheimer. Il comportera salon de coiffure, salle de spectacles et, bien sûr, pôle d’activités et de soins adaptés (www.fondation.mederic-alzheimer.org, décembre 2014).

Le projet Silver Concept, conçu par un réseau d’entreprises de santé de la région Nord-Pas-de-Calais, a retenu trois principes-clés : « l’évolutivité de la chambre au service de l’autonomie, la sécurisation dans l’établissement au service de la mobilité, le numérique au service de la relation humaine » (http://clubstersante.com, 8 décembre 2014).

Le Danemark est allé très loin dans cette recherche d’un nouveau modèle de cadre de vie. Depuis 1987, l’Etat a mené une politique visant à la fermeture ou à la reconversion de nombreuses maisons de retraite au profit d’une offre de logements pour seniors et de résidences alternatives. Une maison de retraite modèle a été construite au cœur de la ville d’Aalborg, afin que les habitants y aient libre accès : la salle de fitness,  le restaurant, le cybercafé, la bibliothèque sont ouverts au public. Chaque résident dispose d‘un véhicule électrique, prêté par la municipalité, pour se rendre en ville… (Géroscopie pour les décideurs en gérontologie, novembre 2014).

La Fondation Médéric Alzheimer vient d’actualiser un état des lieux des unités spécifiques Alzheimer : 84% ont mis en place des horaires de coucher et de lever variables selon les habitudes des résidents ; dans 10% d’entre elles, le personnel ne porte pas de blouse en dehors des gestes nécessitant des précautions d’hygiène ; 31% des unités sont équipées d’une cuisine accessible en permanence aux résidents (www.fondation.mederic-alzheimer.org, op.cit.). 

C’est dans cet esprit, par exemple, qu’un EHPAD (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) de Strasbourg a mis en place, une fois par semaine, des petits déjeuners gourmands, d’abord expérimentés dans une unité pilote, puis étendus dans la totalité des services (ibid.). Ou que Roger, quatre-vingt-un ans, grâce au réseau Appartage, reçoit chez lui, dans sa petite maison, trois autres personnes atteintes, comme lui, de troubles cognitifs, qui tentent d’échanger ce qu’il leur reste de fragments de souvenirs (ibid., 16 novembre).

Ils « radotent », disons-nous trop souvent. Ils racontent n’importe quoi. Ils répètent sans cesse les mêmes mots, les mêmes bouts d’histoire. Et si c’était nous, les « bien portants », les « bien mémorisants », qui ne savions pas les écouter, à travers leur identité chancelante ?

Jacques Frémontier

   Journaliste bénévole