Cultures Alzheimer
Édito
« Et pourtant elle tourne ! ». C’est un Italien, l’astronome Galilée, qui avait renversé les évidences millénaires et inventé la modernité. C’est une équipe de neurologues italiens qui nous invite aujourd’hui à relativiser notre vision de la maladie du siècle : « L’expérience de la démence, écrivent Gabriele Cipriani et ses collègues de l’hôpital de La Versilia à Lido di Camaiore, n’est pas universelle, mais est profondément façonnée par la culture dans laquelle vit la personne malade (…). Dans les pays dominés par la pensée philosophique occidentale, le domaine cognitif a été privilégié par rapport aux autres domaines mentaux. » Mais gardons-nous, disent-ils en substance, des modèles bio-médicaux « qui considèrent les troubles uniquement comme étant causés par une perte de neurones et de neurotransmetteurs, et qui s’intéressent à l’individu en faisant abstraction de son contexte socio-culturel » (International Journal of Social Psychiatry, 27 novembre 2014).
Libre à nous de feindre de voir là une espèce de Lettre persane : Comment peut-on être Persan ! La remarque ne nous renverrait qu’aux peuples de l’ailleurs. Il est beaucoup plus intéressant d’y lire aussi une invitation à regarder de plus près notre propre société française.
La France se vante souvent d’être l’un des pays du monde où la culture joue le rôle le plus structurant dans la constitution de l’idée nationale. Faut-il s’étonner dès lors qu’un professeur de psychologie cognitive à l’Université de Franche-Comté nous propose la lecture de Proust comme meilleure introduction à l’étude scientifique de la cognition ! (www.lesechos.fr, 16 janvier 2015).
À l’autre extrémité du prisme culturel, la vieille culture rurale du terroir ressurgit, dans un centre de jour Alzheimer du Gers, sous la forme de … poulaillers thérapeutiques : « Ce qui compte, explique le directeur, ce sont les repères, de temps, d’espace … Et c’est vrai que beaucoup avaient un poulailler chez eux.» Cela aide à rythmer les journées, mais aussi à ranimer la mémoire procédurale, « en ayant toujours en vue la notion de plaisir » (www.ladepeche.fr, 24 décembre 2014).
Mais le poids de la tradition culturelle freine parfois les velléités réformatrices ou « libératrices » du législateur. Tous les textes, du Code civil au Code de la santé publique ou à la Charte des droits et libertés de la personne âgée dépendante, affirment que « la vie affective et sexuelle des personnes âgées doit être respectée », que « le personnel n’a pas le droit de s’y opposer » (Géroscopie pour les décideurs en gérontologie, janvier 2015). Mais une recherche pluridisciplinaire sur la sexualité en maison de retraite montre qu’il n’en est rien : « Entre tabou et dérive naturaliste », « entre devoir et droit de protection (…), face à des situations déstabilisantes, le bon sens s’égare parfois, au détriment des résidents comme des professionnels » (Marick Fèvre et Nicolas Riguidi, Amours de vieillesse, Rennes, 2014, Presses de l’École des Hautes études en santé publique).
Ce qu’une équipe de sociologues français appelle « l’idéologie du maintien à domicile » biaise toutes les stratégies politiques face au vieillissement de la société. Huit Français sur dix affirment que si l’un de leurs proches devenait dépendant, ils préféreraient qu’il continue à vivre chez lui. L’institution est majoritairement « considérée comme un lieu de privation de liberté ». « Cette réticence s’expliquerait par plusieurs facteurs : l’inquiétude concernant le coût de l’institution, le poids des formalités administratives (…), le principe de l’obligation alimentaire ou encore la récupération sur succession ». Les mêmes évoquent aussi l’habitus, selon l’expression du sociologue Pierre Bourdieu, c’est-à-dire l’ensemble de dispositions durables, traduites en catégories d’appréciation et de jugement, qui engendrent des pratiques sociales ajustées à la position de chacun dans la société (Le Mensuel des maisons de retraite, décembre 2014).
Les problématiques de la fin de vie opposent aujourd’hui plusieurs traditions enracinées dans la culture française. Le projet élaboré par le député UMP Jean Léonetti et le député socialiste Alain Claeys prévoit l’obligation, sous conditions, pour l’équipe médicale en charge, de respecter les directives anticipées de la personne malade, ainsi que le droit de cette dernière à une sédation profonde et continue pour « une mort apaisée » (www.elysee.fr, 12 décembre 2014). Le collectif Soulager mais pas tuer redoute que le projet « favorise de façon systématique et déshumanisée l’application de protocoles de fin de vie anesthésiques. » La Société française de soins palliatifs estime au contraire qu’il « répond précisément aux attentes des Français. » (www.lacroix.fr, www.lemonde.fr, 12 décembre 2014).
Beaucoup d’acteurs de la planète Alzheimer française appellent donc à de profondes mutations culturelles. Ils constatent, par exemple, que « ni l’organisation de notre système de santé, ni la formation des professionnels, ni les structures d’hébergement n’ont réellement intégré la fin de vie des personnes précaires et que, en conséquence, celles-ci meurent plus tôt, finissent mal leur vie et meurent où elles peuvent. » Les professionnels, déplore l’Observatoire national de la fin de vie, pensent qu’il s’agit « de l’affaire des autres ». D’où la nécessité d’une formation ad hoc, en vue d’une « pratique partagée et solidaire » (www.onfv.org, Actualités sociales hebdomadaires, 7 décembre 2014).
Dans un tout autre domaine, une nouvelle culture commence à émerger dans le monde de la protection tutélaire des majeurs. Jusqu’ici les mandataires judiciaires avaient coutume de gérer les comptes de la personne protégée « en bons pères de famille ». Aujourd’hui, ils sont appelés, grâce à un partenariat entre l’Union nationale des associations familiales (UNAF) et l’Autorité des marchés financiers (AMF), à « une gestion plus dynamique et plus avisée des placements » (Actualités sociales hebdomadaires, 13 décembre 2014).
Un bref regard sur l’ailleurs nous convaincra encore davantage du lien profond entre culture nationale et regard sur la maladie d’Alzheimer.
Pierre Durant et Hélène Mauduit, du Journal du domicile, nous proposent, par exemple, une analyse croisée des politiques de financement de la dépendance en France et en Allemagne. « Les problématiques sont communes et fragilisent tous les jours un peu plus un secteur du domicile en attente de réponses. » Mais en Allemagne, selon le principe de l’auto-administration dévolue aux seize Länder, l’État fédéral ne s’immisce pas dans le processus de négociation entre les caisses et les prestataires ; l’accès aux services se fait par le libre jeu de la concurrence. Contrairement à la France, l’Allemagne a institué l’assurance dépendance obligatoire, qui dispose de plus de six milliards d’euros de réserves. Les deux-tiers des personnes âgées dépendantes choisissent d’être prises en charge par un proche et touchent une prestation en espèces destinée à rémunérer un aidant non professionnel. Un tiers d’entre elles reçoit une prestation en nature assurée par le service professionnel d’aide à domicile choisi par la personne, lui-même financé en partie par la caisse dépendance. Mais, comme en France, l’ensemble de ces aides est loin de couvrir les besoins (Le Journal du domicile, décembre 2014).
Partout en Occident se pose le problème des minorités culturelles ou linguistiques : ont-elles le même regard sur la maladie ? Sont-elles accessibles au même type de prise en charge ? Fen Sun et ses collègues de l’Université d’État de l’Arizona (USA) ont étudié la connaissance de la démence chez près de quatre cents Américains d’origine chinoise, âgés de cinquante-cinq ans et plus. Plus les personnes interrogées adhèrent aux croyances culturelles chinoises sur la maladie, moins leurs connaissances sont étendues ou pertinentes. Les femmes en savent plus que les hommes, ainsi que les habitués des médias (Journal of Cross-Cultural Gerontology, juin 2014). Des chercheurs de l’Université de Stanford (USA) ont développé un outil illustré par des photographies, semblable à un roman-photo (fotonovela), pour répondre aux besoins des aidants hispano-américains présentant des symptômes de stress et de dépression, peu éduqués en termes de santé et ayant des connaissances imprécises sur la démence. Une évaluation randomisée montre, chez les utilisateurs, une réduction significative des symptômes dépressifs, mais pas du stress (Alzheimer’s Disease and Associated Disorders, 14 janvier 2015).
Les Japonais se singularisent en préférant l’habitat partagé, ou un séjour en unité spécialisée, plutôt que le maintien à domicile (Gan To Kagaku Ryoho, décembre 2014). La culture familiale chinoise, fondé sur le principe confucéen de la piété filiale, assimile l’entrée en établissement à un abandon, qui remplit les enfants de honte et de culpabilité (China Daily, 22 décembre 2014).
Publiés sur Facebook le 1er janvier 2015, par un jeune Italien de vingt-huit ans, une image et un message ont ému des centaines de milliers d’internautes. Giancarlo Mursciniano, kinésithérapeute en Sicile, tient dans ses bras sa grand-mère Antonia, quatre-vingt-sept ans, atteinte de la maladie d’Alzheimer. « Une fois, dit le message, tu m’as porté sur tes genoux et maintenant je le fais à mon tour (…) sans honte ni peur, et je rappelle à tous que la vie doit être vécue et qu’elle est faite de combats. »
Où l’on voit que la culture italienne, elle non plus, n’a pas vraiment changé…
Jacques Frémontier
Journaliste bénévole