Parler
Édito
Cela s’appelle le Villâge des Aubépins, c’est en apparence un simple établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), mais tout a été conçu ici, à Maromme (Seine-Maritime), comme une vraie petite ville Alzheimer ouverte sur la ville : les Marommais ont libre accès à la maison de retraite, ils peuvent chaque jour y rencontrer les résidents, par exemple chez la coiffeuse ou chez la couturière qui y ont leur boutique ; les personnes malades, de leur côté, peuvent manifester à tout instant leur envie de sortir ; elles sont équipées d’une « montre autonomie » dotée d’un dispositif d’alarme qui peut comporter une fonction « anti-égarement (Actualités sociales hebdomadaires, 20 mars 2015).
Quel est le secret de cette expérience assez étonnante ? Tout le monde parle et se parle, y compris – dans la mesure de leurs capacités restantes – les pensionnaires du pôle d’activités et de soins adaptés (PASA). Médecin coordonnateur, infirmières, aides-soignantes, ergothérapeute, kinésithérapeute, tous les personnels soignants se consultent tous les jours, lors des réunions de transmission suivant le repas de midi. C’est là que sont prises en commun les décisions d’activer éventuellement le dispositif anti-égarement. Les résidents, autant que possible, et leur famille sont consultés.
Voilà, peut-être, une piste de recherche intéressante, tant pour les personnes malades que pour ceux qui les soignent ou les accompagnent.
La parole des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, du moins aux premiers stades, s’exprime, ou tente de s’exprimer, par des mots. Il semble, pourtant, que le vocabulaire tende progressivement à s’appauvrir et à perdre un peu de sa variété. Au début, la personne malade compense ses difficultés d’élocution en s’appuyant sur des phrases soigneusement répétées et des mots simples. Des chercheurs américains ont tiré d’intéressantes hypothèses d’une comparaison entre les conférences de presse de deux présidents des États-Unis, – Reagan qui est mort, après la fin de son mandat, atteint de la maladie d’Alzheimer, et George Bush senior, qui n’a pas eu de diagnostic connu de cette affection (Journal of Alzheimer’s Disease, janvier 2015).
Il n’empêche que ces mots, même malhabiles, doivent être entendus. On sait que les gérontologues conseillent de recueillir, le plus possible, les histoires de vie. Mais cette technique se révèle souvent difficile : certains souvenirs qui sont revenus à la fragile mémoire des personnes interrogées peuvent poser problème dès lors qu’ils sont rapportés par écrit. « Il convient, écrivent des chercheurs britanniques, d’adopter une approche planifiée comprenant facilitation, formation et supervision, et d’être attentif : de qui est-ce l’histoire ? » (Dementia, mars 2015).
Cet impératif d’écoute s’impose encore plus aux approches de la fin de vie. La proposition de loi co-signée par les députés Jean Léonetti (UMP) et Alain Claeys (PS) prévoit, on le sait, de rendre les directives anticipées contraignantes pour les équipes médicales traitantes. Certains estiment cependant, notamment à la Commission Age, Droits, Libertés, « qu’elles ne peuvent pas imposer la démarche thérapeutique indiquée dans une situation corrigible et évolutive » (Revue de Gériatrie, février 2015).
Peu à peu, cependant, le langage tend à se réduire, par moments, à une mimique, à une gestuelle. Des psychologues de l’Université de Lille-3 ont observé la communication non verbale de trois personnes atteintes de la maladie et de trois témoins, en se centrant sur les gestes des bras et des mains. Ces derniers sont préservés chez les personnes malades et permettent de transmettre des significations qui n’apparaissent pas dans le discours, et pourraient dépendre de systèmes parallèles distincts (Gériatrie Psychologie Neuropsychiatrie du Vieillissement, mars 2015).
Quand bien même survit l’expression verbale, la mélodie du discours, sa variation par rapport à la fréquence fondamentale de l’expression permet de préciser le diagnostic de démence (Neurology, mars 2015). Les personnes atteintes à un stade léger à modéré présentent des difficultés d’identification des émotions, plus particulièrement en fonction des variations d’intonation de la voix. Ces altérations devraient être évaluées, prises en charge et communiquées aux aidants familiaux et professionnels (Gériatrie Psychologie Neuropsychiatrie, op.cit.)
Les professionnels du soin, et surtout le corps médical, usent-ils toujours des mots les plus appropriés pour s’adresser aux personnes malades ? L’annonce du diagnostic, tout d’abord, « oblige le médecin à bien mesurer ce que son patient est capable de comprendre. Et aussi, et surtout, prêt à encaisser » (La Croix, 14 avril). D’après une enquête menée aux États-Unis auprès d’un panel de seize mille personnes âgées, la vérité ne serait dite au patient américain que dans 45% des cas (2015 Alzheimer’s Disease Facts and Figures, mars 2015). Les chiffres sont inconnus pour la France, mais – remarque la psychologue Judith Mollard, chef de projet à l’Union France Alzheimer et maladies apparentées – « nommer, c’est donner du sens. C’est aussi autoriser la parole au sein de la famille (…). Parfois les médecins se retranchent derrière la complexité de la maladie, de l’annonce, l’angoisse qu’elle va générer, autant d’arguments défensifs qu’il faut les aider à dépasser. » (www.medscape.fr, 2 avril 2015).
Mais c’est en vérité tout le vocabulaire de l’institution médicale qu’il faudrait revoir. « Comment espérer mieux accompagner les personnes âgées quand les mots traduisent notre approche hypermédicalisée et hypertechnique de la vieillesse ? Commençons par humaniser notre manière de dire les choses », propose le président de l’Association nationale des coordinateurs et coordinations locales. Et de bannir les GIR2, les PASA, les AMP, les UCC et autres EHPAD !…. (Actualités sociales hebdomadaires, op.cit.). Les animateurs du site du Mythe Alzheimer restent dans le même registre quand ils dénoncent « une médicalisation croissante du vieillissement ». « Changer de perspective, en ne laissant plus le vieillissement cognitif et cérébral aux mains des « maladies dévastatrices de fin de vie », c’est aussi changer profondément le regard que la personne âgée porte sur elle-même et celui que les autres lui adressent » (Revista e-psi, mars 2015).
Les médecins, quand ils tiennent ce langage technocratique, font-ils du reste autre chose que traduire leur propre anxiété existentielle ?, se demande Dianne Gove, directrice de projets à Alzheimer Europe, qui a interrogé vingt-trois généralistes anglais. Trois thèmes émergent de son enquête : « saisir le sens de la démence, relier les perceptions de la démence à soi-même et envisager les conséquences de la démence » (Aging Mental Health, 13 mars 2015).
Il suffit parfois d’une simple conversation téléphonique avec le pharmacien pour que le système se ré-humanise. Une étude américaine montre que les patients sortent de l’hôpital avec une prescription de quinze médicaments. Cinq minutes passées avec le pharmacien pour discuter de l’ordonnance suffisent à réduire de 15% le risque de ré-hospitalisation à soixante jours (Journal of the American Geriatrics Society, avril 2015).
Les aidants familiaux ont, plus que quiconque, besoin de prendre la parole … et d’entendre une parole empathique et compétente. Une équipe de l’École infirmière de l’Université du Minnesota (USA) a conçu et évalué une intervention psychosociale destinée aux aidants, afin de soulager leur souffrance émotionnelle lorsqu’un proche atteint de troubles cognitifs doit entrer en établissement (Research in Gerontological Nursing, 13 mars).
Les environnements d’assistance à l’autonomie à domicile visent à aider les personnes âgées à vieillir à leur domicile, en utilisant pour les aider des techniques d’intelligence artificielle. Des équipes de chercheurs américains, canadiens et suédois ont étudié comment ces technologies avancées peuvent compléter l’action des aidants familiaux, en leur donnant des clés pour qu’ils créent eux-mêmes des solutions et décident comment et quand le système peut leur apporter un soutien (BioMed Research International, 20 février 2015).
À mesure que ces environnements se complexifient et intègrent les dernières avancées technologiques, des laboratoires de l’innovation ouverte s’installent dans le paysage français et tentent d’intégrer tout à la fois la parole des personnes malades, des aidants, des médecins, des financeurs publics et privés, des territoires, du secteur sanitaire et social. Ce réseau délivre une certification aux organisations qui placent l’utilisateur des technologies au centre du dispositif (Mensuel des maisons de retraite, mars 2015).
La meilleure démonstration que la parole est aujourd’hui devenue la pièce maîtresse du dispositif, c’est que les ingénieurs et les thérapeutes en sont arrivés à imaginer … une « fausse » parole, – une présence simulée : ils utilisent une voix familière enregistrée pour calmer et rassurer des personnes atteintes de démence agitées ou anxieuses, même au stade sévère. L’Université de Bath (Royaume Uni) va jusqu’à proposer une talking card qui donne accès à une double simulation, vocale et visuelle. Des fantômes conformes à la vieille tradition anglaise…
Jacques Frémontier
Journaliste bénévole