Fausses certitudes, vraies évidences
Édito
Nous nous sommes longtemps nourris de fausses certitudes : la maladie d’Alzheimer était due à l’accumulation de plaques amyloïdes dans le cerveau ; il suffisait donc de mettre au point un vaccin efficace contre la formation de ces plaques et… On sait ce qu’il en est advenu.
Beaucoup des constructions théoriques élaborées par les chercheurs se sont ainsi effritées, ou effondrées, au cours des dernières années. Ce qui n’empêche pas, heureusement, l’émergence répétée de nouvelles hypothèses. C’est ainsi qu’une « piste microbienne » est en train de voir le jour dans les laboratoires californiens, suédois ou britanniques : les micro-organismes symbiotiques vivant dans l’intestin, voire dans la bouche, pourraient influencer le développement normal du cerveau et jouer un rôle dans la genèse des maladies neurodégénératives (Cell Host & Microbe, 13 mai 2015 ; Journal of Alzheimer’s Disease, 2015).
Le Professeur Mathieu Ceccaldi, président du conseil scientifique pour les sciences médicales de France Alzheimer, nous invite cependant à « complexifier cette vision biologisante de la maladie d’Alzheimer » (www.agevillagepro.com, 22 mai 2015). Bref, chacun reconnait aujourd’hui que l’on se trouve face à des causes multiples et complexes, largement inconnues.
Peut-être le temps est-il venu (ou revenu) de nous tourner vers de solides évidences : la personne malade ne cesse jamais d’être un individu, qu’il faut traiter comme tel ; c’est, dans le même temps, un être social, qu’il convient toujours de replacer au cœur de son système de relation avec le monde.
La maladie ne détruit pas les sensations : elle les perturbe, elle les amoindrit ou les accentue, elle ne fait jamais de la personne malade un zombie ou une momie insensible. Des chercheurs de l’Université de Louvain (Belgique) proposent ainsi d’agir sur le sensoriel, en jouant sur une palette de sept interventions environnementales sur la lumière, l’odorat, le bruit, la température, la nature, la couleur et la configuration spatiale (Scandinavian Journal of Caring Sciences, 11 mai 2015). Parmi les besoins insatisfaits, répertoriés par une équipe de gérontologues américains et israéliens chez des personnes atteintes de démence et résidant en établissement, figure en premier lieu « l’ennui associé à la privation sensorielle » (Psychiatry Research, 2015 ; Evidence Based Nursing, 19 mai). « Parler, regarder, toucher » font partie des apprentissages indispensables aux aides à domicile, à qui l’on n’avait enseigné que les quatre A : aphasie, amnésie, apraxie, agnosie (Doc’Alzheimer, avril-juin 2015).
De la même façon, les émotions, voire les passions, peuvent survivre – même sous une forme assourdie – à l’envahissement par la maladie. La jalousie délirante (syndrome d’Othello) est fréquemment observée dans les cas de maladie à corps de Lewy, parfois aussi dans la maladie d’Alzheimer proprement dite (Journal of Clinical Psychiatry, 28 avril 2015). La méthode dite de Validation, ou thérapie par empathie, vise à maintenir la communication avec les personnes âgées désorientées « afin de les accompagner dans une relation respectueuse de leur identité, tout en reconnaissant dans leur comportement la manifestation de leur besoin d’exister en tant qu’individus et d’être entendus. » La confiance ainsi instaurée permettra de tenter de « rejoindre » la personne malade par le regard, la parole et le geste, dans l’exploration de sa réalité subjective, et de contribuer à restaurer le sentiment de sa valeur personnelle (Scandinavian Journal of Caring Science, op.cit., 28 avril 2015). Une telle attitude est particulièrement importante quand les outils de la communication verbale commencent à se perdre : les gestes de toucher et de réconfort contribuent à l’équilibre émotionnel de celui (ou celle) qui n’a même plus de mots pour dire ses manques (Doc’Alzheimer, op.cit.). Dans le modèle de parcours de soins, élaboré par les neurologues du centre Alzheimer de l’Université Northwestern de Chicago (USA), une attention particulière est portée au soutien émotionnel spécifique en fonction des symptômes, du diagnostic clinique et du pronostic (Psychiatric Clinics of North America, juin 2015).
L’Homo Alzheimer ne cesse jamais d’appartenir à la société : il a des droits (que la loi, ou l’éthique, lui reconnaissent aujourd’hui de façon encore plus explicite) ; il reste inscrit dans un ensemble concentrique (couple, famille, quartier, cité, nation …) ; si enfin – par libre choix ou par nécessité – il se trouve en établissement, ses rapports avec son ancien monde doivent toujours être pris en compte comme éléments de son histoire de vie, mais aussi de son tableau clinique.
La Haute Autorité de santé propose une approche globale adaptée aux spécificités des personnes âgées à pathologies multiples afin de personnaliser leurs parcours. Dans la check-list de concertation pluriprofessionnelle, qui permet d’identifier les priorités en soins et services, l’accent est mis en particulier sur les problèmes liés au « contexte de vie » de la personne (www.has-sante.fr, 3 juin 2015).
Les technologies d’assistance intelligente, qui se développent de plus en plus, ne peuvent ignorer cette dimension de la personne malade. Pour la Société de recherche de Salzbourg (Autriche), « le succès de la mise en place d’une technologie est moins une question de technologie en elle-même qu’une question d’« enchâssement » dans l’environnement familier de la personne » (Australasian Biotechnology, 2015).
Dilemme éthique : comment concilier, dans un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, à la fois la liberté des personnes et leur protection, sans porter atteinte à leur intégrité et à leur intimité ? Une résidence, située dans le XIXème arrondissement de Paris, a opté pour un système sans clé ni badge : il suffit de toucher la poignée de porte et la serrure reconnaît si la personne a l’autorisation d’entrer. Les portes restent toujours ouvertes de l’intérieur et les occupants ne sont jamais enfermés. « Le geste d’actionner une porte fait appel à la mémoire procédurale, même en cas de démence très sévère, explique le médecin coordonnateur. Le comportement exploratoire de la personne qui déambule sera respecté jusqu’à ce qu’elle retrouve son « chez-soi ». Les exigences de la famille (sécurité) et de la personne malade (autonomie) trouvent ainsi leur point de rencontre (Doc’Alzheimer, op.cit., avril-juin 2015).
Aux Pays-Bas, le modèle des « centres de réunion de proximité » se révèle plus efficace que les centres d’accueil de jour traditionnels pour améliorer le comportement et l’humeur des personnes malades et affermir ou rétablir, chez leurs aidants, le sens de leur compétence, expliquent les psychiatres de l’Université libre d’Amsterdam. S’intégrer à une communauté vaut parfois mieux que de s’enfermer dans une institution spécialisée où l’on ne rencontre que ses semblables (International Journal of Nursing Studies, 20 avril 2015).
Mais l’inverse peut être vrai. Les ateliers d’écriture, avec des groupes de résidents d’une unité Alzheimer, donnent des résultats prometteurs : le « lâcher-prise ». « L’important est que ces personnes, qui ont des difficultés à s’exprimer, se sentent en confiance, dans un climat de bienveillance (…). Il y a une forme de désinhibition » (www.letelegramme.fr, 2 juin 2015). De même, l’expérience des « jeux sérieux » (serious games) en accueil de jour ou en maison de retraite semble encourageante : « la participation des personnes à des jeux interactifs s’appuyant sur des technologies modernes souligne leur capacité d’apprentissage, même si dans le cas de démence sévère ce qui est appris n’est pas retenu et doit donc être réappris (…). L’un des effets les plus positifs de l’interaction avec le jeu est la participation, même si elle n’est que temporaire, avec le bénéfice d’une implication cognitive, physique et même émotionnelle » (Satakunta University of Applied Sciences, mars 2015).
Le rôle déterminant des appartenances se manifeste avec une particulière clarté chez les « migrants du troisième âge ». « Face aux pathologies de type Alzheimer, les migrants vieillissants originaires des pays du Maghreb et, à un moindre degré, leurs descendants, continuent de passer à côté des dispositifs publics de soins à domicile, constate un dossier de la revue trimestrielle Hommes et migrations. Affaire familiale, les troubles de la cognition et du comportement des plus vieux sont pris en charge par les proches, souvent jusqu’à l’épuisement. Des représentations erronées de la maladie, le sentiment de honte qu’elle suscite font se refermer les familles concernées. Et le chez-soi protégé risque de devenir pour la personne malade un espace de confinement » (Hommes et migrations, janvier-mars 2015).
Il y a parfois une bonne nouvelle : une étude randomisée et contrôlée, menée par le centre de recherche sur le vieillissement de l’Institut Karolinska, à Stockholm (Suède), apporte pour la première fois la preuve scientifique qu’une intervention non-médicamenteuse multi-domaines peut limiter (ou décaler dans le temps) le processus de détérioration des facultés cognitives. Un suivi nutritionnel renforcé, des activités physiques hebdomadaires, une stimulation régulière des différentes fonctions cognitives et une surveillance accrue des risques métaboliques et cardiovasculaires améliorent de 25% en moyenne les scores de performance cognitive et réduisent de 31% le risque de déclin cognitif (Revue de Gériatrie, mars 2015). Espérons que cette étude encouragera le développement d’une vaste politique de prévention…
Jacques Frémontier
Journaliste bénévole