La mort d’un homme

Édito

Date de rédaction :
08 juillet 2015

Richard Taylor est mort. Depuis des années, nous nous attachions, presque chaque mois, à entendre et à tenter de relayer la voix de ce psychologue américain qui avait appris, autour de la soixantaine, son diagnostic de la maladie d’Alzheimer et qui, sur son blog, dans ses écrits, dans les clubs ou associations de personnes malades qu’il avait initiés, répétait, sans jamais se lasser, un message qui est aussi le nôtre (et qu’il avait de nouveau exprimé, à l’attention de nos lecteurs, dans l’entretien qu’il avait accordé à Paul-Ariel Kenigsberg, à l’occasion du centième numéro de notre Revue de presse) : « Nous sommes des personnes à part entière. Nous ne sommes pas des demi personnes, nous ne disparaissons pas (…). Je suis triste de voir que l’argent de la recherche est presque exclusivement consacré à un traitement curatif, mais pas à l’amélioration de la qualité de vie des personnes malades. » (Fondation Médéric Alzheimer, Revue de presse nationale et internationale, hors-série, mars 2014).

Dans son dernier éditorial, qu’il n’a pas eu le temps de relire, il écrivait : « Je n’abandonnerai jamais (…). J’essaierai toujours, jour après jour, aussi fort que je le peux, d’être Richard. » Et de lancer un ultime appel aux « âmes sœurs » (kindred spirits) – les millions de personnes frappées par la maladie, à travers le monde : « Soyez tout ce que vous pouvez être, pas ce que les experts vous disent ! » (www.alzheimersfromtheinsideout.com, 10 août 2015).

Affirmer la pleine humanité et l’absolue dignité des personnes malades, leur donner toujours la parole, lutter contre la stigmatisation dont elles sont victimes, voilà les grandes obsessions de Richard Taylor. Essayons de lire toute l’actualité de ce brûlant mois d’août à travers ce qui aurait pu être son regard.

Richard Taylor détestait l’angélisme. Il n’essayait pas d’embellir sa propre condition d’homme aux prises avec la maladie : « Bonjour, encore, c’est toujours Richard qui est là, avec de plus en plus de symptômes de la démence que je ne peux plus apparemment maîtriser ou surmonter (…). Je ne peux plus faire confiance à mon jugement (…). Je sais toujours quoi faire, la plupart du temps. Simplement j’oublie, je confonds ou je mélange tout pendant que je le fais. » Et pourtant il ne désespère jamais, alors qu’il ne lui reste que quelques heures à vivre : « J’essaierai toujours, jour après jour, de trouver de la joie, du sens, de l’utilité, un but dans ma vie » (ibid.).

« C’est toujours Richard qui est là … » « Au-delà de la perte de mémoire ou des facultés de compréhension et d’expression, écrit Fabrice Gzil, responsable du pôle Études et recherche de la Fondation Médéric Alzheimer, la principale peur est celle concernant la perte d’identité, cette crainte profonde de devenir étranger à soi-même et à son entourage. » Une crainte relayée par la rumeur entêtante des idées reçues : « Il s’agit là de préjugés qu’il faut combattre avec la plus grande énergie (…). Certes [les personnes malades] peuvent, lorsque la maladie est très évoluée, avoir oublié des pans entiers de leur existence, ne pas se souvenir qu’elles se sont mariées ou qu’elles ont eu des enfants, et avoir des difficultés pour reconnaître jusqu’aux personnes qui leur sont les plus proches. » Pourtant chacune d’entre elles « reste et demeure une personne unique, singulière, substituable à aucune autre. » (www.atlantico.fr, 9 août 2015).

C’est cette identité troublée, incertaine (et pourtant indestructible) que cherchent à faire émerger la psychiatre Véronique Lefebvre des Noëttes et la gériatre Isabelle Fonseca dans un centre hospitalier de la région parisienne. Elles ont choisi les dessins de soi-même (des tentatives d’autoportrait) « pour objectiver les traces d’esprit dans un corps qui se délite ». « La personne se dessine comme un fantôme, le fantôme d’elle-même (…). Le corps et l’esprit sont liés par une mémoire d’eux-mêmes. » Selon le neuropsychologue Francis Eustache, « c’est bien « le soi », ce sentiment pérenne d’être et d’avoir été, qui est vivant et objectivable » (Neurologie Psychiatrie Gériatrie, août 2015 ; www.sciencedirect.com).

« Trouver de la joie », dit Richard Taylor. Même aux stades les plus avancés de la maladie, les plus atteints « continuent très longtemps d’attribuer de la valeur aux choses », nous rappelle Fabrice Gzil. « Il continue d’y avoir, non seulement des choses qui leur provoquent du plaisir ou du déplaisir, mais des choses qui les rendent heureux et des choses qui les rendent malheureux. » D’où la nécessité, pour les soignants ou les aidants de ne pas considérer seulement ce qui faisait plaisir à la personne par le passé, mais ce qui compte et importe pour elle, et ce à quoi elle est attachée aujourd’hui. » (www.atlantico.fr, op.cit.).

Comment dès lors parler, comme certains, de « rendre la dignité » à ceux qui souffrent de cette maladie ? « La dignité, dit Fabrice Gzil, n’est pas quelque chose qui peut se perdre. Elle est consubstantielle aux êtres humains que nous sommes. » (ibid.)

« Nous ne perdons pas nos droits parce que nous ne sommes plus capables de les exprimer. Nous avons parfois besoin d’autres personnes pour les formuler et les faire respecter », disait Richard Taylor dans l’interview qu’il nous avait accordée (op.cit.). Tel est bien le principe incontournable dont s’inspire aujourd’hui la Commission nationale consultative des droits de l’homme, dans un avis du 16 avril 2015 : les personnes vulnérables – « celles qui ne sont pas en mesure d’exercer pleinement les attributs de la personnalité juridique » – « doivent pouvoir bénéficier de dispositifs protecteurs qui leur garantissent les moyens d’exercer leurs droits et libertés. » Il est notamment indispensable de « s’assurer que leur consentement » aux actes qui les engagent (choix du lieu de résidence, placement en institution, acceptation des soins et traitements …) « soit libre et éclairé » (www.cncdh.fr, 16 avril 2015).

Mais la Commission ne se veut pas plus angélique que notre psychologue américain. Comment justement « s’assurer » de cette liberté et de cette lucidité quand la personne est atteinte d’un déficit de ses facultés cognitives ? En accordant, répond la Commission, « une attention toute particulière aux conditions du recueil de ce consentement » et en veillant « dans la mesure du possible à son actualisation régulière. Une dialectique en tension permanente doit sans doute être la règle en matière de consentement, ce qui exclut toute réponse univoque, simpliste ou simplificatrice (…). Le consentement est quasi systématiquement le produit et le lieu d’une tension, entre le souhaité et le possible, entre des désirs et des intérêts contradictoires, entre une volonté individuelle et une autorité ou une norme. » (ibid.)

Ce respect du « consentement libre et éclairé » s’étend jusqu’aux frontières de la mort. La Haute autorité de santé (HAS) et l’Agence nationale de l’évaluation de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux (ANESM) proposent un protocole en sept points pour préparer la personne en perte d’autonomie et ses proches à l’entrée éventuelle en soins palliatifs. Il s’agit notamment de préconiser la rédaction de directives anticipées et la désignation d’une personne de confiance ; de s’entretenir, si possible avec la personne malade, ou en tout cas avec sa famille, d’éventuelles limitations de soins ; d’« anticiper et de gérer les situations de crise. » (www.has-sante.fr, juillet 2015).

« Richard Taylor, tu es la seule personne à m’avoir inspiré la volonté de ne pas continuer sur la pente descendante de Madame la Démence, mais d’apprendre à vivre au-delà du diagnostic », écrit sur son blog l’Australienne Kate Swaffer, malade jeune atteinte de démence fronto-temporale (http://kateswaffer.com, 27 juillet 2015). C’est dans cet esprit d’auto-détermination que Faith Martin et ses collègues de l’Université de Coventry (Royaume Uni) proposent un programme expérimental de « gestion autonome » de la maladie par les personnes malades au stade léger, fondé notamment sur le maintien d’un style de vie actif et d’un certain bien-être psychologique (Dementia, juillet 2015).

Mais l’essentiel du message de Richard Taylor réside sans doute dans sa volonté de donner systématiquement la parole aux personnes malades, de les faire participer aux instances de décision dont dépend leur vie quotidienne. Il avait monté des groupes de soutien, rassemblant chacun une dizaine de personnes malades (et rien qu’elles) via une téléconférence par Internet. Son but était d’éviter que d’autres intervenants « ne les pressent, ne parlent à leur place et finissent par dominer la discussion » (interview à la Revue de presse, op.cit.). C’est qu’en effet « les professionnels et a fortiori les familles, peuvent être amenés (…), consciemment ou pas, à prendre le pouvoir sur l’intéressé, réduit au rang de malade, et non plus de personne. » Non, nous ne citons pas ici le psychologue américain, mais la très française commission « droit et éthique de la protection des personnes » du Comité national pour la bientraitance et les droits des personnes âgées et des personnes handicapées, dans son rapport du 4 mars 2015 !

Richard Taylor menait inlassablement campagne pour que les personnes malades dont il animait le soutien mutuel à travers Dementia Alliance International, qu’il avait fondée, participent chaque année aux conférences mondiales d’Alzheimer’s Disease International (ADI), qui fédère l’ensemble des associations Alzheimer nationales (www.dementiaallianceinternational.org, 27 juillet 2015). Partout dans le monde, et en France en particulier, des personnes malades osent désormais exprimer publiquement leurs désirs, leurs manques, leurs besoins. À nous tous aussi d’assumer notre part de l’héritage.

Jacques Frémontier

   Journaliste bénévole