Éditorial — Le sens et le lien

Édito

Date de rédaction :
09 juillet 2016

« La dignité est une qualité inhérente à tout être humain », rappellent Oscar Tranvag et ses collègues du département de santé publique de l’Université de Bergen (Norvège). « Quelles sont les dimensions de la vie que vous percevez comme cruciales pour vivre une vie digne ? », demandent-il cependant à onze personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer au stade léger. « La reconnaissance de mon projet de vie et de mon histoire, de ma propre valeur en tant qu’individu », répondent-ils tout d’abord. » Mais, tout aussitôt, apparaît une autre dimension : « le sentiment de faire partie d’une communauté de personnes qui prennent soin les unes des autres, par le respect et la reconnaissance de l’autre » (Dementia, juillet 2016).

De ces confessions ou ces confidences, il semble bien que se dégagent deux lignes de force : au-delà des symptômes, de la barrière des cultures, de la différence des caractères, il existe toujours un sens – une valeur – qu’il s’agit de rechercher, de reconstituer ; au-delà des individus, le lien avec les proches, avec les soignants, avec la société tout entière doit toujours être entretenu ou ranimé.

Décrypter le sens caché sous l’avalanche des signes : c’est, grossièrement dit, le travail de la sémiotique. Philippe Thomas et ses collègues du Centre de recherches sémiotiques de l’Université de Limoges nous rappellent que « mémoire et sens forment un ensemble qui donne corps à la subjectivité (…). Ils permettent d’asseoir la personnalité, validant les choix de la personne par l’école de l’expérience (…). Pour la personne âgée, lorsque sens et mémoire se dérobent, la souffrance psychique est au rendez-vous » (Neurologie Psychiatrie Gériatrie, août 2016).

Ce qui dissimule le sens, cela peut-être tout justement le symptôme : le diagnostic de maladie d’Alzheimer est alors abusé par un dysfonctionnement sensoriel que le soignant prend pour un déficit cognitif. Une orthophoniste raconte l’histoire d’un homme de soixante-dix ans, atteint d’une surdité profonde : « dépressif, acariâtre, replié sur lui-même, il présentait des désordres psychiques qui avaient fait penser à son médecin traitant à un début de maladie d’Alzheimer. » Elle lui prescrit de reprendre ses appareils, les lui fait correctement régler, lui fait suivre des séances de rééducation acoustique. Les symptômes disparaissent (La Lettre du GRAPSanté, août 2016).

La différence de culture peut, elle aussi, faire écran à un diagnostic correct. Les tests cognitifs sont parfois d’un usage difficile en raison des obstacles de la langue, du faible niveau d’éducation, de l’illettrisme. Des psychologues néerlandais ont ainsi mis au point un nouveau test de neuropsychologie pour le repérage transculturel de la démence (Journal of Clinical and Experimental Neuropsychology, août 2016). Des chercheurs irlandais ont étudié les difficultés particulières que présentent à ce sujet les Tsiganes et les Gens du voyage : analphabétisme, méfiance à l’égard de l’administration, réticence à livrer ce qu’ils estiment un secret de famille, culture de l’indépendance… (Journal of Dementia Care, juillet 2016).

Il faut, dans tous les cas, analyser finement les ressorts cachés de la relation aidant/aidé, qui « restent influencés par les rôles sociaux et les rôles de genre qui existaient avant la maladie ». « L’inventivité des familles est motivée par le désir (…) de préserver (…) ce qui comptait pour la personne avant la maladie, ce à quoi elle attachait de la valeur » (Dementia, 7 juillet 2016). Le sentiment de culpabilité de l’aidant familial, qui freine la demande d’aide, serait aussi liée à l’angoisse de perte (Annales Medico-Psychologiques, Revue psychiatrique, 13 juillet 2016).

La perte du sens devient un problème majeur lorsque la personne malade entre en institution, notamment en raison du « développement de logiques différentes, parfois concurrentielles, dans deux groupes humains déséquilibrés dans leur rapport de force, le système familial et l’institution gériatrique (…) Donner du sens dans le soin fait partie de la bientraitance du résident, de sa famille et des soignants. Faute de mise en place précoce d’une démarche intersubjective négociée et acceptée par les familles comme par les soignants, une dérive est possible qui conduit à des incompréhensions, puis à des conflits ». (Neurologie Psychiatrie Gériatrie, op.cit.). La rédaction de directives anticipées face aux soins palliatifs et à la fin de vie offre un bon exemple de cette nécessaire recherche de sens : « c’est l’occasion de discuter avec un patient de ses volontés en cas d’inconscience et de créer un lien entre le médecin et le patient » (ibid.).

Aider la personne malade et, éventuellement, ses proches à retrouver le sens perdu apparaît donc de plus en plus comme une forme de thérapeutique psychosociale. Une psychologue américaine et trois chercheurs japonais ont ainsi testé une intervention de réminiscence de cinq semaines, basée sur l’histoire de vie commune, auprès de vingt-neuf couples dont l’un des membres est atteint d’une perte de mémoire (Dementia, op.cit.). « Les personnes atteintes de démence sont sujettes à des privations sensorielles, mais des symptômes comme l’irritabilité et la confusion peuvent être évités en utilisant des histoires de vie multisensorielles », écrivent les auteurs des projets ReminiSense et Sensory Project. Il s’agit de raconter des histoires en groupe, dans des récits concis où chaque section du texte est associée à une expérience sensorielle pertinente (un bout de tissu d’une certaine couleur, une odeur, un chant d’oiseau …) (Journal of Dementia Care, op.cit.)

Mais comment restaurer le lien – tellement affaibli – avec la communauté, avec les autres ? Le soutien par les pairs est désormais reconnu comme l’une des modalités de soutien par et pour les personnes atteintes de démence et leurs aidants. Selon une étude menée à l’Université d’Édimbourg (Ecosse), ce soutien a un impact positif, émotionnel et social, prenant racine dans l’identification aux autres, la communauté d’expérience et la réciprocité (Dementia, op.cit.). Le projet DEEP (Dementia Engagement and Empowerment Project – Projet pour la participation et la mise en capacité des personnes atteintes de démence) rassemble des groupes de personnes malades au Royaume-Uni pour les aider à changer les dispositifs et les politiques qui affectent leur vie. Des téléphones portables ultra-simples sont mis à leur disposition pour que chacun puisse enregistrer ses expériences et ses conseils à l’usage des autres. C’est ainsi, par exemple, que l’un des participants explique comment continuer à voyager, à réserver des avions ou des hôtels, malgré ou avec les déficiences cognitives (Journal of Dementia Care, op. cit.).

Un pas de plus est peut-être franchi quand toute la société décide de se mobiliser pour un meilleur accompagnement des personnes malades. Le mouvement Dementia Friendly se développe avant tout dans le monde anglo-saxon : des villes entières multiplient systématiquement les initiatives pour améliorer leur vie de tous les jours. Les deux fondatrices du Bistrot Mémoire de Rennes sont ainsi parties en voyage d’étude à Stockport (Royaume-Uni) : là, ce sont les personnes malades elles-mêmes qui organisent les campagnes de sensibilisation à la maladie ; chacun doit ainsi pouvoir continuer à vivre selon ses souhaits AVEC la maladie (http://bistrot-memoire.com, août 2016 ; www.educatestockport.org.uk, août 2016).

L’aéroport international Heathrow de Londres, le sixième plus fréquenté au monde, devient officiellement le premier à mettre en place un programme de formation de ses équipes pour aider les voyageurs atteints de démence. Soixante-seize mille membres du personnel participeront à ce programme, patronné par la société Alzheimer britannique (http://mediacentre.heathrow.com, 16 juillet 2016). La 4ème Conférence internationale sur les enjeux du marketing d’aujourd’hui (International Conference on Contemporary Marketing Issues), qui s’est tenue à Heraklion, en Grèce, en juin 2016, propose un modèle économique d’hôtels « amis de la démence », adaptés à l’accueil de clients atteints de troubles cognitifs (www.researchgate.net, 24 juin 2016).

Le comble est peut-être atteint dans le sud du Yorkshire (Royaume Uni) où les familles donnent par avance à la police, pour faciliter éventuellement une future recherche, toutes les informations sur les personnes susceptibles de s’égarer : médicaments, centres d’intérêt, adresse et lieux de travail antérieurs, photo récente… (www.alzheimer.org, 20 juillet 2016).

Donner du sens, créer du lien : sans doute était-ce aussi le double objectif de la compagnie alençonnaise Bleu 202 quand elle est venue, deux jours par semaine et pendant plusieurs mois, avec l’aide de l’Agence régionale de santé et du Crédit Agricole Assurances, à la rencontre des résidents de l’accueil de jour de Bazoches-sur-Hoëne (Orne). Un film et des photos ont été réalisés. « Nous nous sommes rendu compte que les émotions restaient intactes très longtemps, les participants se sentaient bien, heureux de retrouver le metteur en scène.» Le film sera projeté aux résidents et servira de base de travail aux professionnels (www.leperche.fr, 11 juillet 2016).

Jacques Frémontier

Journaliste bénévole